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LA SOCIETE ET L'INDIVIDU. EXPLICATION D'UN TEXTE D'AUGUSTE COMTE.

 

 

Auguste Comte (1798-1857), Système de politique positive, 1854

 

« Il n'est pas question de nier la puissance de l'industrie[1] qui attache l'individu à lui-même, ni même de nier la prépondérance naturelle, fixée dans notre chair, de l'instinct individuel sur l'instinct sympathique ou généreux. Mais il n'est pas question non plus de soutenir que la société, n'étant faite que d'individus, n'a de réalité que le nom qui la désigne, et que le bien public n'est jamais que le bonheur privé bien compris. Pour tenir à la fois les deux bouts de la chaîne, il faut considérer le développement réel de l'homme, par une largeur de vue que rend possible ce développement lui-même. Alors on verra que si l'homme n'a pas d'abord été capable (…) de comprendre ce qu'il doit à ses contemporains et à ses prédécesseurs, le développement de son intelligence lui permet désormais de saisir, comme une vérité criante, que l'individu humain n'existe pas. Car, l'individu, exemplaire de notre espèce biologique, n'est pas, comme tel, un homme, mais un animal. Ce qui fait homme l'individu, ce n'est pas l'individu lui-même, réduit à lui-même, mais le langage, la pensée, le savoir et le savoir-faire, toutes choses qui viennent non de lui-même, mais de la société de ses contemporains et de ses prédécesseurs. Dire qu'il n'existe que l'humanité, comprise comme la société passée, présente et future, et que l'idée d'individu n'est qu'une abstraction de notre intelligence, c'est proclamer une vérité si évidente, qu'on peut s'étonner qu'elle puisse passer pour un paradoxe. »

 

Dans ce texte extrait de son œuvre Système de politique positive publiée en 1854 Auguste Comte examine le problème suivant : est-ce l’individu qui est à l’origine de la société ou la société qui est antérieure à l’existence de chacun de ses membres ? Cette interrogation en recouvre une seconde : est-ce que la société doit avoir pour but de permettre à chacun de réaliser sa conception du bonheur ; ou est-ce que ce qui est bon pour chacun doit coïncider avec ce qui est bon pour tous ?

Comte pour sa part rejette entièrement la conception individualiste de la société avec des déclarations très fermes, voire surprenantes : Il déclare que « l’individu n’existe pas » et qu’« il n'est pas question (…) de soutenir que (…) le bien public n'est jamais que le bonheur privé bien compris ».

Mais comment parvient-il à justifier cette négation de l’individu, puisque au contraire de Comte notre unicité et notre singularité nous semble une chose évidente ? D’autre part est-ce qu’il n’y a pas un danger politique et éthique à vouloir subordonner l’existence de chacun à la réalisation d’un bien collectif ?

*

Nier l’individu, c’est se voir opposer immédiatement l’expérience qui nous montre que les hommes se comportent de manière individualiste avec une grande constance. L’auteur ne le nie pas. Il attribue cette tendance à deux facteurs : d’abord des forces puissantes –on peut penser aux conditions de la vie dans les sociétés commerciales et industrielles dont l’auteur est contemporain ; ensuite à une disposition instinctive de l’homme prenant sa source dans sa vie biologique : il parle en effet d’une tendance « fixée dans notre chair » qui nous porte généralement à l’égoïsme plutôt qu’à l’altruisme, à la sollicitude. Ce qui montre bien que l’auteur reconnait l’existence d’une inclination indépassable à privilégier la réalisation de son intérêt, indifféremment des autres, voire à leur détriment.

Il se montre intraitable en revanche sur les conclusions que certains voudraient en tirer, que la société n’est qu’un nom et que le bien public se réduit au bonheur privé, ce qu’il nie fermement. Quel est le sens et la logique de ce refus ?

Si en effet l’homme était un individu, c'est-à-dire un être singulier, dont l’existence, l’identité étaient antérieures à toutes relations et indépendantes d’elles, alors bien sûr l’individu serait l’élément de base constitutif de l’ensemble social, de la même manière que la brique est l’élément avec lequel on bâtit le mur. Et de même qu’un mur n’est qu’un assemblage de briques, la société ne serait que le produit des relations que des êtres naturellement indépendants décideraient de contracter les uns avec les autres, ce qui signifierait qu’elle ne serait que le cadre formel, abstrait, de ces relations. Ce qui revient à dire que la société n’aurait de réalité que verbale ; ce ne serait que le nom que les hommes donnent par commodité au cadre contractuel que les individus ont un jour décidé : au fond un mur n’est composé que de brique. Ainsi seul l’agrégat des individus serait réelle, et pour cette raison c’est de l‘individu qu’il faudrait partir pour déterminer le bien public, c’est-à-dire la fin dernière de l’association politique, l’objectif que doivent viser les institutions sociales que les individus se donnent. Comme l’individu est par définition différent de tous les autres par les désirs, les intérêts, les inclinations etc. la société devrait alors avoir pour but de garantir à chacun la réalisation de ses fins individuelles, autant dire de sa conception personnelle du bonheur.

Voilà ce que l’auteur refuse absolument : « il n’est pas question » de l’admettre ! On voit par là qu’il s’oppose complètement à la conception du libéralisme politique –celui d’un Benjamin Constant par exemple- qui fait de la garantie juridique des libertés individuelles et du droit à la recherche personnelle du bonheur le but de la société.

Comment doit-on alors se représenter l’homme et sa relation à la société ? Qu’est-ce qui fonde un refus si déterminé de reconnaître une légitimité à l’aspiration individuelle au bonheur ?

*

Une représentation correcte de l’homme implique pour l’auteur de tenir compte des deux facteurs précédents, qui pourtant semblent contradictoires : une inclination naturelle à l’égoïsme; une impossibilité de faire du bien public la compossibilité de la représentation individuelle de la vie bonne comme le voudrait le libéralisme politique. Il y a là en apparence une contradiction, mais qui se dissipe d’après l’auteur si on se place dans une perspective historique : il demande en effet qu’on considère « le développement réel de l'homme, par une largeur de vue que rend possible ce développement lui-même », ce qui est une manière de désigner tant le progrès matériel de l’humanité que celui de son intelligence, de sa compréhension croissante des phénomènes. Les deux éléments sont liés causalement, ce qui signifie que pour Compte le progrès matériel de la société au fil de son histoire a engendré les conditions intellectuelles qui lui ont progressivement permis de mieux se comprendre, donc de dissiper des illusions ou des erreurs liés à la primitivité de son état.

Or l’intelligence est arrivée à un stade, qui est celui de l’auteur lui-même et de son époque, qui permet de comprendre quelque chose qui était ignoré de nos devanciers et qui va nous permettre de lever l’apparente contradiction entre individu et société. Cette découverte fondamentale c’est la prise de conscience de ce que chacun doit à ses semblables, tant les vivants (« nos contemporains ») que les morts (« nos prédécesseurs »). Mais la dette est ici plus qu’un héritage, c’est-à-dire une chose que l’individu pourrait ajouter à ce qu’il est ou possède déjà. Car nous devons à nos semblables présents et passés l’entièreté de ce que nous sommes, c’est-à-dire notre existence et notre identité. C’est ce qu’indique l’auteur dans une formule sèche et déroutante : « l’individu humain n’existe pas » !

Si on comprend bien, l’auteur ne se contente pas de renverser la relation entre individu et société évoqué précédemment, ou de la rééquilibrer. Il nie purement et simplement la réalité de l’individu comme d’autres pouvaient nier antérieurement celle de la société. Le sentiment de singularité, d’originalité absolue de chacun serait donc illusoire ; et par conséquent la revendication d’une reconnaissance de la légitimité première des aspirations individuelles nulle à ses yeux.

Nous voyons donc que pour l'auteur la contradiction entre la reconnaissance de l'individualisme des conduites et la priorité qu'il revendique pour le bien public n'est qu'apparente. Elle trouve son origine dans la croyance que l'individu existe, ce qu'il nie. Mais comment justifie-t-il ce rejet radical de l’individu et de ses revendications?

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L’explication de Compte est très simple. Elle consiste à confronter la définition stricte du concept d’individu, -unité numérique d’un ensemble de choses, exemplaire isolé de la catégorie à laquelle il appartient- aux réalités biologiques et anthropologiques de l’espèce humaine. De ce point de vue le constat s’impose avec évidence : considéré isolément ou comme entité sui generis un individu ne serait pas humain mais animal –à supposer d’ailleurs qu’il puisse simplement vivre. Un individu –comme exemplaire de l’espèce- ne devient humain que comme membre de l’espèce, c’est-à-dire à partir du moment où il en acquiert les caractéristiques. Pour ce qui nous concerne il y a d’abord le langage –faculté de communiquer à autrui ses représentations par des moyens symboliques-, qui ne peut pas être séparée de notre faculté à penser –à former des représentations, à réfléchir, à bâtir un discours. Nous sont donc aussi caractéristiques tous les produits de ces facultés fondamentales : nos connaissances, en particulier nos sciences et précisément celle qui nous permet d’accroitre cette intelligence de l’homme à laquelle nous sommes parvenus : la sociologie, dont Comte est le fondateur ; et nos connaissances techniques, qui expriment et attestent ce progrès matériel des sociétés qui rend possible cette intelligence accrue des phénomènes. Aucun homme ne nait donc de rien, n’est une création ex nihilo. Tous au contraire s’inscrivent dans ce réseau de relations et de filiations qui constitue leur être même pour Comte.

*

Si bien que ce qui pouvait paraître avant analyse comme un paradoxe gratuit, fruit d’une position théorique arbitraire et dogmatique (« l’individu n’existe pas », les fins collectives priment sur les fins individuelles), apparaît maintenant selon l’auteur comme une vérité qui doit s’imposer d’elle-même à l’esprit de tous : ce qui est premier et réel, ce qui est donc le fondement d’une connaissance de l’homme et des fins politiques de l’association, c’est la société, c’est même l’humanité tout entière, puisque une société particulière n’est elle-même que le produit historique des sociétés qui l’ont précédée, c’est-à-dire de la pensée et du travail des hommes qui ont bâti le monde qu’ils nous ont légué. Et ce qui n’est qu’un mot vide de contenu, un concept que l’esprit a formé pour faciliter sa communication ou développer ses analyses, c’est l’individu.

Le raisonnement de Comte est particulièrement convaincant est il n’est pas le seul dans la tradition philosophique à s’élever contre les inconséquences de la pensée individualiste : qu’on pense à Aristote définissant l’homme comme «animal politique » ou à Marx tournant en ridicule les « robinsonnades » qui forment le fondement philosophique de la pensée politique libérale. On peut s’inquiéter cependant d’une pensée qui laisse clairement entendre que les fins collectives ont vocation à s’imposer sur les aspirations personnelles. S’il est juste en effet d’opposer à l’illimitation de la demande individuelle droit émanant des membres des sociétés démocratiques contemporaines les limites inhérentes au maintien de la cohésion sociale ; s’il est juste aussi de rappeler ce que chacun doit aux autres et de tordre le cou à la mythologie de « l’individu monadique », on ne peut pas nier l’existence d’une dimension irréductiblement personnelle de l’identité et donc la légitimité possible de certaines de leurs revendications. Car si l’identité de chacun est bien corrélative à un milieu social et à une époque, elle ne s’y réduit pas. Le propre de la conscience est de dépasser les données de fait qui forme le cadre d’une existence (famille, milieu, époque, culture). C’est cette synthèse originale qui est vécue par chacun comme étant son moi. Dès lors toute conception du bien social qui impliquerait par principe de s’imposer à la totalité des aspects de l’existence personnelle serait condamnable ; elle aurait pour conséquence de priver les hommes de liberté et de bonheur.

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Nous nous étions demandé avec Auguste Comte qui de la société ou de l’individu était premier et quel devait être le but des sociétés. Nous savons maintenant que pour ce penseur l’individu n’existe pas et que le but de l’association politique ne peut pas être le bonheur de l’individu. L’auteur a en effet montré qu’il était nécessaire pour comprendre l’homme de dépasser l’apparente contradiction entre l’individualisme spontané de nombre de ses conduites et l’affirmation de la primauté de la société et de ses fins. Ce qui se comprend lorsqu’on prend conscience que tout sujet individuel est constitué par ce que les autres lui apprennent et lui transmettent. Cette affirmation nous a parus partiellement contestable, et éventuellement dangereuse, parce que si l’identité personnelle n’est pas concevable sans la société, elle ne s’y réduit pas. Ce qui amène à penser que le bien collectif doit aussi nécessairement intégrer toutes les possibilités de satisfaire la conception du bien de chacun de ses membres dans ses aspects qui ne portent pas atteinte à la cohésion sociale.

 

[1] La force des facteurs.

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