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Claude Bernard (1813-1878)

 

Réviser les notions : http://laphiloduclos.over-blog.com/2014/04/le-vivant-la-matiere-et-l-esprit-sens-des-notions-et-problemes.html

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Tout ce qui existe peut faire l’objet d’une étude rigoureuse par un esprit attentif. Rien ne semble donc s’opposer à la possibilité de connaître scientifiquement les êtres vivants, a fortiori si on considère qu’il existe de fait une biologie qui s’enseigne dans les lycées et les facultés de sciences.

Cependant la science moderne n’est plus seulement une observation des phénomènes en vue de leur classification, c’est un effort destiné à en connaître la composition élémentaire et les lois. De fait plus la biologie progresse et plus elle ramène le vivant à des ensembles moléculaires régis par des mécanismes physico-chimiques c’est-à-dire à de la matière inerte. Or la raison première de l’intérêt scientifique pour le vivant tient précisément aux propriétés qui le distinguent des objets inertes : l’être vivant est capable de mouvement et de croissance, de transformation, de reproduction, pour certains d’intentionnalité.

Faut-il alors en déduire que la biologie détruit son objet à mesure qu’elle l’approche et qu’en conséquence aucune connaissance scientifique du vivant n’est possible ? Mais dans ce cas comment expliquer les réussites technologiques issues de cette science, par exemple en matière médicale ? La maitrise technique du vivant n’est-elle pas la preuve de la valeur des connaissances scientifiques sur lesquelles elle est adossée ? Toutefois lorsqu'elle étudie des mécanismes cellulaires dans le cadre d’une démarche expérimentale en laboratoire, est-ce encore un être vivant que la biologie étudie ? Si tel n’est pas le cas, et si pourtant comme toute chose existante le vivant peut faire l’objet d’une connaissance, quelle démarche est alors appropriée à sa compréhension?

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Les principes de la science moderne ont été clairement énoncés par Galilée et Descartes au XVII° siècle. Connaitre scientifiquement un phénomène c’est le considérer comme un produit de la causalité et en rechercher les lois de production qui auront idéalement une expression mathématique (« Le Grand livre de la Nature est écrit en langage mathématique » déclare Galilée dans L’essayeur). On ne connait donc pas la nature en réfléchissant abstraitement sur son origine ou sur sa raison d’être mais au fil d’une démarche expérimentale et à mesure de son analyse. Par exemple l’explication scientifique du phénomène électrostatique suppose une attitude intellectuelle où la cause recherchée est par principe naturelle: si spectaculaire et mystérieux soit ce phénomène, il n’est pas le produit d’une intention. L'explication du phénomène implique donc d'exclure toute idée de finalité et de le concevoir exclusivement comme un produit de la causalité. C’est pourquoi Descartes, dans Principes de la philosophie, déclare écarter « la recherche des causes finales ». L’explication scientifique relève donc d’une démarche qui procède par découpes successives et qui ramène la diversité ou la complexité apparente d’un phénomène à ses composantes élémentaires et à leurs relations. Ainsi l’eau, quelle qu’en soit la forme (liquide, solide ou gazeuse) et quelle qu’en soit l’expérience subjective qu’on en a (ou aime ou non s’y baigner, on la boit ou on fait la vaisselle avec etc) se ramène à la forme H2O. C’est cette composition élémentaire qui en forme la réalité du point de vue scientifique.

Cette manière de procéder est-elle transposable au vivant ?

Si nous comparons, comme le faisait Kant dans La Critique de la faculté de juger, un être vivant et une montre, les différences vont au contraire nous paraître indépassables : certes les pièces de la montre ont bien une fonction, mais elles subsistent hors de la montre ; la montre elle-même a une finalité (indiquer l'heure), mais elle ne se remonte pas tout seule ni ne se répare d'elle-même. Le vivant quant à lui est bien composé de parties (les organes), mais ils ne se maintiennent en vie que dans l'organisme (une main coupée meurt) ; l'organisme quant à lui ne demeure en vie que parce que les organes accomplissent leurs fonctions. Le tout est par les parties, et les parties sont par le tout.

D’autre part alors que la montre a besoin pour exister d'un artisan qui en assemble les rouages, le vivant se constitue de lui-même et se dote lui-même d'organes. Si la montre est dotée d'une simple force motrice, le vivant se caractérise, à la différence de l'inerte, par une force formatrice. Enfin un organisme est capable de cicatriser, de se défendre contre des agressions du milieu et d'engendrer un autre vivant de la même espèce par le moyen de la reproduction, toutes choses dont une machine est incapable.

Ainsi les êtres vivants semblent irréductiblement différents des objets inertes, constitués d'une matière qualitativement distincte animée par des forces spécifiques irréductibles aux lois de la physique et de la chimie. Ils sont d’autre part caractérisables par cette finalité que Descartes excluait par principe du champ scientifique : dans un être vivant chaque organe accomplit une fonction et semble fait pour accomplir une fonction. Or si le vivant est ontologiquement différent des objets inertes que la science étudie, ils devront être envisagés dans une perspective méthodologiquement différente. Le vivant serait alors irréductible aux conditions de la connaissance scientifique.

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Il est impossible de refuser à Kant le bon sens de ses observations. Cependant les progrès de la biologie ont réfuté une à une les thèses finalistes et vitalistes.

D’abord parce qu’il n’existe pas de matière vivante : la matière qui compose le vivant est la même que celle qui compose les objets inertes, comme l'a montré Wöhler en synthétisant l'urée. Ensuite par que les forces qui animent l’organisme se ramènent à des phénomènes électriques et chimiques : l'influx nerveux est de nature électrique (comme l'a montré Schwann), et un corps produit de l'énergie en oxydant du glucose, selon des lois chimiques qui valent tout autant pour l'inerte. Enfin, parce que la théorie de la sélection naturelle, couplée à la compréhension de l'hérédité génétique (la théorie synthétique de l’évolution ou TSE), permet de comprendre l’ontogénèse des organes et de leur fonction ainsi que l'adaptation du vivant à son milieu sans recourir à la finalité.

Par exemple si pour une mouche naître avec des ailes atrophiées est un inconvénient sous nos latitudes qui fait que l'individu ainsi handicapé meurt rapidement et ne laisse pas de lignée ; aux îles Kerguelen où le vent emporte les mouches vers la mer, avoir des ailes diminuées permet au contraire à l'individu de mieux s'agripper aux rochers, de survivre plus longtemps, donc de pondre plus de larves auxquelles il pourra transmettre cette particularité; les larves porteuses du gène atypique vivront elles-mêmes plus longtemps, et peu à peu apparaîtra une nouvelle espèce de mouches sans ailes. La loterie de la variabilité génétique croisant les variations aléatoires des conditions du milieu expliquent ainsi tous les apparents mystères du vivant: l’apparition d'organismes de plus en plus complexes; l’adéquation des formes aux fonctions ; enfin l'adaptation au milieu : un vivant inadapté meurt, ce pourquoi tous les vivants sont adaptés, sans qu'il faille postuler ici la moindre finalité.

Ainsi la biologie a progressivement mis au jour une explication objective des caractéristiques du vivant qui, conformément à la prévision cartésienne, l’assimile de manière croissante à une matière s’organisant suivant des lois naturelles : à la base de tout être vivant, il y a des molécules dotées de certaines propriétés physico-chimiques (les acides désoxyribonucléiques, l’A.D.N), molécules qui ne sont pas elles-mêmes vivantes et dont les composants atomiques ne sont pas spécifiques au vivant (tout atome est constitué de neutrons, d'électrons et de protons, la matière du vivant n'a rien ici de qualitativement distinct). C’est bien le triomphe de la conception mécaniste énoncée par Descartes.

Toutefois, paradoxalement, tout se passe comme si le biologiste, parti pour tenter de comprendre la singularité du vivant, n'aboutissait en fin de compte qu'à un mécanisme commun aux objets inertes. Ajoutons que si nous connaissons remarquablement bien les mécanismes de fonctionnement et de construction des organismes vivant, au point de pouvoir en modifier techniquement le génome, nous sommes à ce jour bien incapable d’en produire un. N’est-ce pas l’indice d’une difficulté propre à l’idée d’une science du vivant ?

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Qu’est-ce qui est vivant en effet ? Est-ce une cellule dans une culture en laboratoire ou bien un individu au sein de son espèce et de son milieu ? Et qu’est-ce qu’être vivant en effet ? Est-ce métaboliser des protéines ou agir intentionnellement dans un monde doué de significations? Ces deux questions, dont les réponses s’imposent d’elles-mêmes, mettent en lumière l’impossibilité de principe de la biologie à être à la science du vivant : la biologie est la science des conditions physiologiques de la vie des organismes, à quoi ne saurait être réduit l’être vivant.

En effet la biologie ne connaît du vivant que ce que la connaissance en général peut en saisir : comme le remarquait Bergson, l'intelligence procède par analyse et décomposition des objets en éléments de plus en plus simples. Ajoutons que comme toute science la biologie construit et étudie des modèles et non l’objet concret ainsi schématisé. Or le vivant ne se laisse ni décomposer ni modéliser, que ce soit comme organisme ou comme individu : si on mixe une souris on obtient toutes ses molécules, mais non l’individu qu’elle était ; et si on isole cet individu de son espèce et de son milieu alors il n’est plus le vivant que nous cherchions à étudier : cela devient un artefact de laboratoire. Car un vivant n'est pas dans son environnement comme une pierre au bord d’un chemin ; le milieu a sens pour le vivant qui l’habite, c’est-à-dire y agit intentionnellement suivant es significations que ce milieu a pour lui : il aura tendance à fuir des conditions défavorables et à choisir le milieu qui sera le plus favorable à sa survie, en sorte que le milieu n'est jamais réductible à une portion d'espace physique. Tel est le sens de la thèse de Jacob Von Uexküll (Mondes animaux et monde humain, 1934), biologiste du siècle dernier : chaque être vivant a son monde propre (umwelt en allemand) qu'il se choisit lui-même. Or si le rapport au milieu est constitutif du vivant lui-même, la biologie est par principe condamnée à méconnaître le vivant en tant que vivant (l’être du vivant); elle n’en retiendra en dernière analyse qu'un mécanisme physico-chimique. Ce n’est donc pas en tant qu’il vit que la biologie étudie le vivant ; autant dire qu’elle ne peut pas être la science du vivant !

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Nous nous étions demandé si une connaissance scientifique du vivant était possible. Nous savons maintenant qu’il y a une contradiction indépassable entre les conditions de la connaissance scientifique et la compréhension de la nature du vivant. Cela ne signifie pas que le biologiste se trompe, ou que le savoir biologique doit être réputé nul. Mais ce savoir, parce qu'il est analytique, objectif et détaché de la vie n'est pas une connaissance de l'être vivant mais une connaissance des conditions physiologiques de son activité organique.

Tag(s) : #DISSERTATION
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