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LA CONSCIENCE. LA RAISON ET LE REEL : L'HOMME PEUT-IL ÊTRE OBJET DE SCIENCE?

L’HOMME PEUT-IL ÊTRE OBJET DE SCIENCE?

On va examiner cette question sous l’angle de deux interrogations, épistémologique et philosophique. On abandonne délibérément la dimension éthique, qui est sans objet (il va de soi que l’homme ne peut être objet pour une expérimentation scientifique qui se passerait de son consentement, c’est-à-dire de ce qui le fait sujet).

1. L'interrogation épistémologique

Il existe un ensemble de disciplines qui font de l’homme leur objet d'étude, les sciences humaines : anthropologie, psychologie et psychanalyse, sociologie, économie, histoire….

Sont-elles réellement des sciences, le statut de la science moderne s'étant constitué avec les sciences de la nature : physique, chimie, astronomie, biologie… c’est-à-dire des sciences expérimentales qui construisent (modélisent) les phénomènes étudiés et qui ont pour but de les ramer à des lois causales ?

Si ce sont des sciences, pourquoi les qualifier d'humaines ? Pourquoi les enseigner dans d’autres lieux que ceux où l'on enseigne les sciences naturelles? Si ce ne sont pas des sciences ces disciplines ont-elles une valeur ? Une science ne peut-elle être qu’une science exacte sur le modèle des sciences de la nature ou bien y a-t-il d’autres formes de savoir que les sciences de la nature ?

2. L'interrogation philosophique

 Qu'il soit possible de développer une science du corps de l'homme, voire de ses productions matérielles, les progrès de la physiologie, de la biologie, de la génétique et plus récemment de la neurologie en témoignent. Le corps, dans sa réalité de tissus, d'os, de liquides et de molécules se prête à merveille à l'approche analytique, quantifiante et objectivante de la méthode expérimentale des sciences modernes. Mais peut-il en être de même de l'homme comme tel, c’est-à-dire du sujet, en tant qu’il est conscient et doué liberté ? Les sciences ont pour but la connaissance des lois universelles et nécessaires des phénomènes, ce qui est contradictoire avec la singularité et la liberté de tout sujet. Dès lors l’homme peut-il être envisagé comme objet par une science ayant pour but d’expliquer ses comportements ou ses productions, c’est-à-dire de les déduire ou de les dériver de lois générales? Ou bien n'est-il possible que de comprendre ses motivations dans le cadre d’une démarche herméneutique qui préserve son statut de sujet?

PREMIÈRE INTERROGATION : LES SCIENCES HUMAINES SONT-ELLES DES SCIENCES?

A. A quoi reconnaît-on une science?

Toute démarche soucieuse de fonder chacun de ses énoncés par des procédures vérifiables et objectives peut être qualifié de scientifique. Idéalement un énoncé acquiert une valeur scientifique lorsqu’il repose sur une preuve ou une démonstration.

Une science est donc un ensemble de connaissances rationnelles,

--> Ce qui la distingue du mythe et de l'explication religieuse,

--> Ce qui l'oppose à l'empirisme des impressions et aux préjugés de l’opinion.

A l’origine le projet de la science est de rendre raison de l'essence et de l’existence des choses : de dire ce qu’elles sont et pourquoi elles sont. Avec la révolution scientifique du XVII° siècle (Galilée, Descartes), il consiste à expliquer la production des phénomènes par leurs lois  en faisant usage de la méthode expérimentale. La possibilité de l'expérimentation devient alors le critère de la scientificité d'un savoir.

--> La méthode expérimentale consiste à soumettre une hypothèse au verdict de l'expérimentation en vue d'établir les lois des phénomènes.

--> Une loi scientifique énonce une relation universelle et nécessaire entre des phénomènes. Exemple: la loi d’Ohm : U = R. I: la tension, l’intensité et la résistance d’un courant électrique sont liées par des relations constantes quantifiables exactement. Ces phénomènes sont corrélatifs : la variation de l’un entraîne la variation des deux autres.

--> La connaissance des lois des phénomènes permet d'en prévoir et d'en contrôler techniquement la production. Explication, prévision et contrôle sont les caractéristiques de la connaissance scientifique.

Ces critères peuvent-ils s'appliquer à l'homme?

B. Une conception positiviste des sciences humaines : la sociologie selon Durkheim

Dans Les règles de la méthode sociologique, Emile Durkheim (1858-1917) énonce le principe fondateur de la sociologie en tant de science : «Les phénomènes sociaux sont des choses et ils doivent être traités comme tels.»

Ce qui signifie :

--> Qu’il n’y a pas de différence de nature entre les phénomènes sociaux et les phénomènes naturels : ce sont par essence des états de chose.

--> Que les comportements des individus sont déterminés, qu’ils s’expliquent causalement, par des lois, à la façon des phénomènes naturels. (ce qui revient à faire du libre-arbitre une illusion générée par la conscience).

--> Que pour rendre manifeste la réalité des faits sociaux il faut s’intéresser à ce que les hommes font et non à ce qu’ils disent ou pensent. La sociologie doit écarter la subjectivité de façon à faire apparaître ce qu’il y a d’objectif dans les comportements : elle doit procéder à l'objectivation de la subjectivité.

La méthode statistique est l’instrument de cette démarche.

Le suicide (1897) : Durkheim met en pratique sa méthode dans une étude sur le suicide. Il emploie une méthode comparative et statistique qui recoupe certains facteurs : sexe, âge, profession, appartenance religieuse, degré d’instruction etc. Cela lui permet de mettre en évidence un ensemble de faits et de construire une théorie du suicide.

Les faits :

--> Les veufs se suicident davantage que les veuves.

--> Les militaires de carrière que les civils.

--> Les protestants que les catholiques, eux-mêmes se suicidant davantage que les juifs etc.

La théorie :

--> On peut distinguer quatre formes de suicide : égoïste, altruiste, fataliste, anomique.

--> Ils correspondent à quatre types sociaux : faible intégration sociale / haut niveau d’instruction d’individuation; forte intégration sociale / faible niveau d’individuation; absence d’intégration sociale).

--> Il y a une cause générale du suicide : le degré d’intégration sociale de l’individu. Plus un individu appartient à des ensembles ayant une fonction intégratrice forte (famille, religion, corporation) moins il sera susceptible de se suicider.

L'exemple de la sociologie positive montre qu’il est possible :

--> De mettre en évidence des faits objectifs au sein des conduites humaines subjective, même les plus intimes ;

--> D’en isoler les facteurs ;

--> De construire le modèle théorique de leur explication.

 

Les résultats de la sociologie ont-ils une valeur scientifique?

 

C. Les résultats de l'enquête sociologique ont-ils une valeur scientifique?

La question est légitime :

--> Parce que le statut de la science s'est formé avec les sciences de la nature : des sciences exactes utilisant la méthode expérimentale;

--> Parce que l'homme a une conscience qui le singularise et individualise ses conduites. Cela ne rend-il pas irréductible à l'explication causale ?


On peut contester la valeur scientifique des sciences humaines pour trois raisons:

--> Elles ne peuvent pas avoir recours systématiquement à l'expérimentation, ce qui est la condition première de la scientificité d'une démarche. Lorsqu’elles le peuvent, les phénomènes sont observés, ils ne sont pas rigoureusement produits et contrôlés.

--> Les lois naturelles n'admettent pas d'exception, elles sont universelles et nécessaires, ce qui n'est pas le cas des phénomènes humains: tout les veufs athées à haut niveau culturel ne se suicident pas. Tous les fils de boulanger ne deviennent pas boulanger etc. Inversement toutes les fois qu'une eau pure est portée à cent degrés dans des conditions standardisées, elle bout : le principe de causalité s'applique rigoureusement pour les phénomènes naturels, alors que seules des tendances statistiques peuvent être mises en évidence dans les conduites humaines.

--> Parce que les phénomènes humains peuvent être tenus pour ontologiquement différents des phénomènes naturels : ils ont pour origine des êtres conscients ayant le sentiment d'agir par libre-arbitre et non d'autres phénomènes naturels dont ils dériveraient mécaniquement ; ils ont pour origine une intention ou un motif dont l'apparition à la conscience de l’individu ne peut être expliquée causalement, sinon par pétition de principe (arbitrairement, sans pouvoir le prouver). Les conduites humaines sont des effets de la liberté.

Il semble donc abusif de considérer la sociologie telle que Durkheim la conçoit comme une science des conduites humaines, comme l’équivalent des sciences physiques appliquées à la société. Cependant faut-il pour autant refuser toute valeur de connaissance aux sciences humaines ? Le modèle des sciences exactes est-il la seule forme possible d’un savoir rigoureux ?

2. Sciences de la nature et sciences de l'esprit (voir aussi le cours : Que valent les énoncés de la psychanalyse ?)

«Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique» a dit Wilhelm Dilthey.

--> Expliquer c'est énoncer la relation nécessaire qui rapporte un effet à sa ou ses causes.

--> Comprendre c'est saisir le sens d'une intention. Pour comprendre, il faut interpréter. La compréhension est donc le but de l'interprétation.

--> La nature s'explique parce que chaque phénomène peut être analysé isolément, puis étudié dans ses relations à d'autres phénomènes naturels.

--> La «vie psychique» se comprend parce que les actes ou les produits de l'activité humaine doivent être considérés synthétiquement en tant que résultat d'une intention.

La formule de Dilthey justifie une différence de méthode pour les sciences humaines (ou «sciences de l'esprit» dans son vocabulaire) parce que leur objet est différent par nature. Ce sont des sciences herméneutiques, dont la méthode est l'interprétation. Elles ont pour objet la compréhension du sens des conduites humaines, comme préalable à leur explication.

La sociologie de Max Weber : la méthode compréhensive, préalable à l’explication causale.

Dans Economie et société (1922) Max weber propose une définition de la sociologie comme science « qui se propose de comprendre par interprétation l'action sociale et ce faisant d'expliquer causalement son déroulement et ses effets ». La tâche du sociologue consiste à saisir le sens qui motive ces actions spécifiques à l'occasion desquelles les individus prennent en considération le comportement d'autrui. Le sociologue doit aussi expliquer, à l'aide du principe de causalité, la séquence des faits dans laquelle prennent place ces actions. Weber fait ainsi sienne l'idée en vertu de laquelle, à la différence de celui de la nature, le monde des hommes est façonné par des valeurs, des intérêts... qui gouvernent les actions des uns et des autres. Alors que les sciences naturelles ont affaire à des objets qui s'imposent à la conscience comme des données extérieures, les sciences de l'esprit travaillent sur l'expérience vécue des individus : les actions sociales sont des activités chargées de sens, donc compréhensibles par d'autres hommes.

Voilà pourquoi expliquer ne va pas sans comprendre. La compréhension peut être :

--> Soit rationnelle (je comprends aisément le mode de raisonnement de celui qui pose l'opération 2 x 2 = 4).

--> Soit empathique (je peux me mettre en pensée à la place d'autrui pour rendre compréhensible ce qui motive son action).

S’il suffit donc de connaitre les règles de l’arithmétique pour expliquer la conduite de celui qui calcule, c’est en s’intéressant à ses motivations qu’on comprendra pourquoi et comment il le fait (s’il est commerçant, ce n’est pas pour les mêmes raisons et dans les mêmes modalités que s’il est comptable).

Une connaissance scientifique des comportements sociaux est donc possible, même s’il n’existe pas en sociologie de loi universelle et nécessaire comparable à celle de la chute des corps à partir de laquelle on pourrait déduire ou prévoir chacun de ces comportements.

Conclusion : Nous nous étions demandé si les sciences humaines étaient à proprement parler des sciences. Nous savons maintenant que tel et bien le cas, d’une part parce qu’elles nous donnent une compréhension rigoureuse et étendue de leur objet ; d’autre part parce que les sciences exactes ne sont pas le modèle de toutes les formes de connaissance : à chaque objet sa méthode d’étude. Ainsi la particularité de l’objet des sciences humaine, l’homme comme être conscient et intentionnel et qui est à la fois le sujet et l’objet de son étude, justifie la particularité de leur méthode, qui est interprétative ou compréhensive, plutôt que strictement explicative.

SECONDE INTERROGATION : L'HOMME PEUT-IL ÊTRE OBJET POUR UNE SCIENCE ?

Les sciences humaines sont-elles à proprement parler une connaissance de l’homme? Car est-ce encore de l’homme dont elles traitent lorsqu’elles l’étudient sous l’angle de ses productions (symboliques, économiques, techniques) et à la manière d’un objet régi par le principe de causalité, dans le cadre de déterminismes psychiques, sociaux ou historiques? La connaissance scientifique se développe grâce à l'objectivation toujours plus poussée du phénomène étudié. Pour étudier l'homme dans ce cadre là il faut donc faire abstraction de la subjectivité et du vécu de la liberté. Mais n’est-ce pas manquer ce qui fait précisément la spécificité de l'homme? En se voulant scientifique, les sciences humaines ne ratent-elle pas nécessairement l’objet qu’elle vise?

La critique du projet des sciences humaines par Jean-Paul Sartre.

On pourrait la ramener à eux déclarations fondamentales :

--> « Il n’y a de sens que pour une conscience ».

--> « Il faut partir de la subjectivité. »

EXPLICATION : Dans son ouvrage Question de méthode Jean Paul Sartre critique la prétention du marxisme et des sciences sociales à expliquer l’homme. Le marxisme se présente comme une science du devenir humain (le matérialisme historique) qui prétend énoncer les lois de l'histoire et celles du développement social. Quant aux sciences humaines, elles sont à l’époque de l’ouvrage dominées par le structuralisme qui s'efforce de rendre compte des logiques cachées que les hommes mettent inconsciemment en œuvres dans leurs pensées et leurs pratiques. La critique de Sartre est d’inspiration phénoménologique. Elle consiste à rappeler qu’il est impossible une science traitant de l’homme de mettre en évidence un sens ou une causalité sans présupposer le fait premier de la conscience : il n’y a d’objectivité possible que sur fond de subjectivité; traiter l’homme comme un objet c’est donc manquer la dimension spécifique de l’être de l’homme qu’est l'activité intentionnel de la conscience (l’intentionnalité). Ce que Sartre, reprenant ici une formule du philosophe allemand de Husserl, énonce en disant qu’«il n’y a de sens que pour une conscience».

Exemple : dans une salle une personne se lève et s’approche d’une fenêtre. Posons-nous la question de ce qui cause sa conduite ? Faut-il partir des conditions objectives de la situation dans la salle ou des intentions de cette personne ? Bref s'agit-il d'expliquer sa conduite ou de la comprendre?

--> En fait il est impossible d’expliquer sa conduite avant d’en avoir saisi le sens. Et le sens avant d’avoir compris la fin que cette personne s’attache à réaliser. Et la compréhension du sens de la conduite de cette personne révèlera la façon dont cette personne vit subjectivement la situation, c'est-à-dire ce qu’est la situation pour cette personne, ce qu’est cette personne dans cette situation. La conduite de cette personne n'est donc pas causée par les conditions objectives de la situation. C’est au contraire l’objectivité de la situation elle-même qui se révèle par la manière qu’à un sujet de s’y situer. Pour comprendre la conduite et la situation, il faut donc partir  de la compréhension de la fin posée par le sujet, il faut donc partir de la conscience, de la subjectivité.

 --> Par exemple si la personne se penche pour regarder par la fenêtre, je comprendrais alors, que c’est par curiosité qu’elle s’est approchée de la fenêtre; j’en déduirai alors, rétrospectivement, la chaîne causale : le bruit entendu précédemment a suscité sa curiosité; si je suis moi-même indifférent à ce bruit, l’attitude de la personne la révélera sous un certain jour : “elle s’inquiète facilement” ou “elle est curieuse, voire indiscrète” etc. Si la personne ouvre la fenêtre, je comprendrais alors que c’est parce qu’elle a chaud et son attitude révélera son degré de sensibilité à la chaleur etc. Si elle ouvre la fenêtre et saute, je comprendrais malheureusement seulement alors l’étendue de sa souffrance et cela me la révèlera sous un jour que je n’aurais jamais soupçonné etc.

 Ainsi tout ce qui pourra se dire objectivement de l’acte, de la situation et de la personne qui les réalise ne se dévoilera qu’à partir de la compréhension humaine de la fin qu’elle a instituée et réalisée par son acte. On ne peut donc pas expliquer l’acte à partir de ses conditions objectives antécédentes : il n’est pas causé par la série de ses conditions (bruit et curiosité ou activité et chaleur), il ne s’explique pas par des causes puisque les causes ne peuvent être déterminées que rétrospectivement à partir de la compréhension de la fin librement posée. On pourra seulement comprendre l’acte, c’est-à-dire ressaisir dans l’unité d’une intention la façon dont un sujet vit les données d’une situation et les transforme ainsi en conditions objectives (la chaleur ne devient une donnée objective quasi-causale qu’à partir du moment où j’ouvre la fenêtre et seulement si je l’ouvre). Le préalable à toute explication des conduites humaines est une compréhension préalable de son « être-en-situation », et le préalable à tout projet d’explication de l’être humain est une compréhension de sa condition, de son « être-au-monde ».

On est donc en droit de dire que ni le milieu social, ni la situation historique, ni l’état physique ou mental d’une personne ne déterminent son existence. Le poids des «causes» n’apparaît qu’à partir de la compréhension de la façon dont un sujet les vit : soit qu’il les accepte, soit qu’il les refuse, soit qu’il les dépasse à travers les fins qu'il se propose, dans les orientations qu’il donne à sa vie. Impossible donc avec l’homme de faire abstraction de l’activité première de la conscience, de ce mouvement permanent de visée qui, en même temps, pose le monde et le sujet, mouvement que la phénoménologie nomme l’intentionnalité.

 Dès lors les sciences humaines ou toute approche objectivante de l’être humain présupposent toujours l’activité de la conscience : il est impossible d’expliquer l’homme: ce que les sciences humaines expliquent, ce n’est pas l’homme mais ses productions, le résultat de ses pratiques : ses pratiques symboliques (discours, œuvres d’art); ses pratiques sociales (types d’institutions, formes de comportement) ; ses productions mentales (rêves, symptômes…). L’homme n’est jamais expliqué, il est au mieux compris, comme Sartre l'a essayé avec Flaubert dans L’idiot de la famille. Comprendre signifie dans ce cas saisir l’intention fondamentale qui oriente une existence (le projet, pro-jet) à partir de laquelle la totalisation d’une existence et l'ordonnancement des facteurs qui la structurent deviennent possibles. Ainsi Flaubert ne s’explique par son milieu familial qu’à partir du moment où on comprend son projet d’écrire comme opposition à son père, qui le voulait médecin.

Cependant si l'homme n’est pas objet à la façon des phénomènes naturels, échappe-t-il pour autant à toute explication de son être et de ses conduites ? La conscience est-elle l'origine du sens?

 La conscience est-elle l'origine du sens? La critique structurale du primat de la conscience.

Chaque être humain vit son existence dans la contingence, sur fond de liberté; il vit sa vie comme sienne parce qu’il la vit subjectivement. Le fait de la subjectivité ne saurait donc être nié. Mais rechercher le sens des conduites humaines sur le plan de la subjectivité nous permet-il de les connaître telles qu’elles sont en réalité? L’homme institue-t-il librement les fins qu’il vise? La conscience, en tant qu’intentionnalité, est-elle l’origine de ce qui fait sens pour l’homme ?

La critique structuraliste.

 Lorsqu’on observe un nombre important de cultures humaines, en particulier leurs rites, leurs mythes et leurs institutions, on constate d’abord des différences: une immense diversité de croyances, de mœurs, de valeurs. Cependant cette diversité se laisse réduire à une certaine unité par l’analyse comparative. Claude Lévi-Strauss en particulier a montré que les mythes et des institutions des différentes cultures présentaient une même logique, une sorte de syntaxe commune qui autorise à les considérer comme des variations de modèles fondamentaux: on appellera structure cette syntaxe ou logique inconsciente sur le fond de laquelle se formulent les mythes et s’exécutent les pratiques dont le sens véritable échappe au sujet conscient.

Le cas de la prohibition de l'inceste : Dans Structures élémentaires de la parenté Lévi-Strauss fait remarquer qu’au sein de l’infini variétés des règles sociales, toutes les cultures présentent une réglementation des relations matrimoniales, en prescrivant ou en prohibant la possibilité de certaines unions entre certains membres de la parenté: c’est ce qu’on appelle en anthropologie la prohibition de l’inceste, qui est la seule règle sociale universelle. En étudiant comparativement les formes que prend cette prohibition selon les cultures et en les confrontant aux explications que les sujets en donnent, Lévi-Strauss met en évidence:

--> Le sens véritable de cette règle: ce n'est pas une horreur innée de l’inceste, ni une crainte de la consanguinité ni une prescription morale mais une procédure d’échange (d’échange des femmes): la règle de prohibition de l’inceste oblige à tisser des liens d’échange et de parenté avec d’autres membres que ceux de la parenté proche.

--> Que les sujets sont dans l’ignorance du sens véritable de leurs conduites: l’explication qu’ils en donnent est une rationalisation, ils n’ont pas conscience que leurs choix matrimoniaux sont gouvernés par un système structural d’échange.

 La notion d'épistémè : “Il n’y a de pensée que sur fond de pensable.” De la même façon Michel Foucault montre dans ses études historiques que les conduites et les réflexions de l’homme occidental ne sont pas d'éternels objets de préoccupation; elles sont liées à un dispositif historique précis et singulier qu’il nomme épistémè, sur fond duquel se développe des pratiques et des pensées dont la conscience humaine prend acte, dont elle n'est pas l'origine.

--> Soit l’invention de la prison analysée dans Surveiller et punir : Le projet moderne de faire de la prison un lieu de remédiation sociale (punir mais aussi redresser par la peine d’emprisonnement), se constitue brutalement au tournant des XVIII° / XIX° siècle, en rupture avec la conception précédente du châtiment, sans pouvoir être expliquée comme un progrès historique de la conscience. En réalité, la possibilité de penser consciemment la prison comme lieu d’enfermement en vue d’une correction des comportements (qui sera à l’origine d’une organisation nouvelle des lieux d’incarcération et de l’invention des disciplines carcérales), dépend d’un agencement fortuit de facteurs historiques particuliers (prendre soin d’une éventuelle force de travail dont la société industrielle naissante à besoin par exemple). Les activités humaines conscientes sont donc enveloppées dans des dispositifs qui renvoient au tout de l’histoire et dont elles sont des efflorescences, des expressions: Il n’y a donc de pensée consciente que sur fond de ce qui est pensable au sein d'un dispositif historique particulier qui constitue le tout matériel d'une histoire.

La conscience n'est donc pas l'origine du sens. Elle n'institue pas librement des fins originales. La description des agencements au sein desquels se forment les discours et les pratiques humaines, est l'objet tout à fait légitime des sciences humaines.

 

Conclusion : Nous savons maintenant combien le projet d’une connaissance de l’homme est problématique et polémique. En effet l’analyse de Sartre met en évidence que la notion de causalité ne peut pas être importée sans précaution des sciences de la nature vers les sciences humaines : dans les sciences de la nature la séparation de la cause et de l’effet (les masses électriques et l’éclair par exemple) ainsi que l’antécédence de la cause sur l’effet sont clairement définissables, ce qui n’est pas le cas pour l’homme et la relation qu'il a avec le monde. Cependant Lévi-Strauss et Foucault, pour ne rien dire de Freud, nous montrent l’impérative nécessité de distinguer le fait d’avoir conscience d’une pratique du fait d’en avoir la connaissance: les hommes ont conscience de ce qu’ils font mais ils n’en ont pale concept. L’origine du sens ne serait donc pas à rechercher du côté de la conscience, mais du côté des concepts que la tâche des sciences humaines est de mettre en évidence. Dès lors si aucun déterminisme comparable à celui des sciences de la nature n’est accessible aux sciences humaines, simplement parce qu'elles ne produisent pas leur objet, on doit néanmoins retenir le principe d’une rationalité des conduites humaines et donc maintenir le droit de construire des modèles explicatifs du comportement humain.

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