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Théodore Kaczynski, dit UNABOMER

Théodore Kaczynski, dit UNABOMER

Le développement technique peut-il déshumaniser l’homme ?

 

Le « développement technique » est le processus d'accroissement continu des moyens dont l'homme dispose pour soumettre la nature à sa volonté.

On entend souvent dire que ce processus finira un jour par  « déshumaniser l'homme » c’est-à-dire par lui faire perdre ce qui fait son humanité ; on s’inquiète en particulier de la prolifération des outils, machines et appareils divers qui s'interposent –font écran, si on pense à l’ordinateur- de manière croissante entre  l’homme et ses semblables, l’homme et son environnement, de sorte que leurs relations se trouve de plus en plus privée de son contenu sensible et relationnel.

Toutefois cette dénonciation de la technique s’accompagne de l’emploi quotidien d’objets techniques auxquels personne ne semble prêts non à renoncer pour ce motif, tant ils semblent devenus indispensables et ancrées dans les mœurs.

Cette ambivalence de l’attitude à l’égard du phénomène technique nous oblige à préciser  nos griefs : quelles sont les raisons qui nous font craindre que l'homme aliène son humanité dans la technique ? A-t-on raison de penser que l'humanité de l'homme se définit indépendamment voire contre la technique? Enfin, si la technique peut mettre en péril l’humanité de l'homme, est-ce à cause de la technique elle-même ou bien de l'utilisation irréfléchie que les hommes en font?

 

 

I/ Quelles raisons avons-nous de penser que la technique menace l'essence de l'être humain? Ou Unabomber avait-il raison?

 

Le cas "Unabomber"

 

Qui était Unabomber? «Qui se souvient de Unabomber?  De 1978 à 1995, aux États-Unis, un mystérieux inconnu avait semé la terreur et la mort parmi les scientifiques et les ingénieurs en informatique, par colis piégés et bombes artisanales. Au fil des ans, il avait provoqué la mort de trois de ses destinataires et en avait blessé vingt-trois autres. Théodore Kaczynski avait finalement été identifié et débusqué en 1996 par les agents fédéraux à l'issue d'une traque inlassable. Ancien élève de Harvard, il abandonnait les mathématiques pour se retirer seul au fin fond d'une forêt du Montana dans une cabane qu'il bâtit lui-même et où il ne disposait ni de l'eau courante ni de l'électricité. Dans cette retraite, il vécut pendant dix-sept ans presque sans ressources, cultivant la terre, chassant le gibier et coupant le bois. Il se mit rapidement à rédiger et à diffuser tract sur tract pour dénoncer les développements de la technologie moderne «désastreux pour le genre humain». Puis, il entreprit de confectionner et ajuster ses engins mortifères avec une précision méticuleuse. C'était au nom de la vie, contre la technique, qu'il répandrait désormais la mort."

Pourquoi ? "Tel était encore le thème majeur qu'il développait longuement dans les deux cent trente-deux paragraphes du volumineux Manifeste contre la société industrielle. On y trouve des arguments contre la technologie qui étaient - et restent - pour l'essentiel partagés par nombre des penseurs, des idéologues et des militants qui, depuis la fin des années 1960, s'entendent à imputer aux progrès de la technoscience les maux de nos sociétés. La thèse centrale de Kaczynski tient en peu de mots : il y aurait une incompatibilité radicale entre technologie et liberté. Ce serait une illusion mystificatrice que de vouloir contrôler, encadrer, humaniser les développements technologiques. Son argumentation vise à montrer que l'individu se trouve aujourd'hui enrôlé au service d'un système implacable, car la technologie moderne ne saurait se développer sans un contrôle et une régulation de la vie de tous. Le cœur du système à abattre est constitué par la technologie moderne, explique Kaczynski. Et les faits qu'il invoque pour la dénoncer sont ceux qui alimentent le discours technophobique ordinaire : accidents nucléaires, substances cancérigènes dans la nourriture, pollution, guerres, manipulations génétiques... Mais ces faits sont inscrits dans une vision d'ensemble qui leur confère une cohérence singulière. L'expansion des sociétés technologiques, il la montre en effet enracinée dans une perversion de la nature humaine, laquelle, de son fait, ne connaît plus son développement normal. Cette nature veut que les êtres humains aient chacun pour soi un besoin vital de s'engager dans une quête de pouvoir. Mais ce pouvoir, en lui-même, ne saurait jamais leur suffire; ce qui compte ce sont les buts qu'il permet d'atteindre. Or, il existe deux sortes de buts : les buts naturels et les buts artificiels. Toute quête de pouvoir qui vise un but naturel (manger, boire, dormir, jouir) sera pleinement satisfaisante dans la mesure où il permettra à chacun d'affirmer son autonomie, même s'il faut s'associer à quelques autres pour y parvenir, même si l'effort doit être permanent et si le but n'est jamais définitivement atteint. Ce que l'on voit, affirme-t-il, dans les sociétés primitives où, malgré la rudesse de l'existence, les hommes affrontent les épreuves seuls ou à quelques-uns, et n'éprouvent pas le stress et la frustration qui sont le lot de nos contemporains. Or, la puissance que nous avons acquise sur la nature s'avère telle que, dans les sociétés industrielles, chacun ne consacre plus qu'un effort minime à la satisfaction de ses besoins physiques. Plus grave : cette satisfaction même apparaît liée à une «immense machine sociale» où nul ne trouve à satisfaire son besoin d'autonomie. C'est donc vers des «activités de substitution» que chacun se tourne pour se donner au moins l'illusion d'y parvenir. Théodore Kaczynski donne une liste de ces activités: le sport, le travail humanitaire, la création artistique et littéraire, l'ascension sociale dans l'entreprise, l'accumulation frénétique de richesses et de biens, l'activisme social... Or, parmi ces activités de substitution qui mobilisent les êtres humains sans leur offrir de buts naturels figure, au premier rang, « le travail scientifique ». En réalité, martèle Kaczynski, les chercheurs et les ingénieurs ne recherchent que la satisfaction personnelle dont les gratifie leur travail par lui-même. Il est vrai que ce travail peut à l'occasion leur apporter la fortune et la gloire. Mais c'est rare. Et, surtout, là n'est pas l'essentiel : «La science et la technologie s'avancent à l'aveugle, n'obéissent qu'au besoin psychologique des scientifiques, des gouvernants et des chefs d'entreprises qui financent les recherches. » Si l'on définit la liberté comme «le pouvoir de contrôler les circonstances de sa propre vie », le développement des sciences et des technologies apparaît d'entrée de jeu incompatible avec elle. Quoi qu'il en soit de leurs motivations propres, le système a besoin de scientifiques, de mathématiciens et d'ingénieurs pour forcer le peuple à se soumettre à un mode de vie qui apparaît de plus en plus éloigné du « modèle naturel du comportement humain ». Chacun dans nos sociétés serait invité, incité ou obligé non à se soumettre à une argumentation idéologique avec laquelle des transactions et des compromis resteraient toujours possibles, mais à s'incliner devant une brutale nécessité technique. Voilà pourquoi en définitive il ne saurait être question de faire le partage entre les «bons» et les «mauvais» aspects de la technologie. (...) La technologie a ainsi acquis une telle puissance sociale que sa marche conquérante ne saurait être arrêtée. Elle se révèle par essence irréversible. Aucune loi, aucune institution, habitude ou code ne peut protéger efficacement les individus contre la technologie."

 

Le projet d'Unambomber : "Supposons maintenant que la révolution anti-technologique souhaitée par Kaczynski ait effectivement lieu. Que verra-t-on sur Terre? Le triomphe, affirme-t-il dans un style dont la sécheresse semble vouloir démentir le prophétisme, de la «Nature sauvage», de la pure Nature dans l'éclat de son innocence. L'humanité découvrira alors que «la Nature constitue un contre-idéal parfait face à la technologie». Cette découverte se traduira par la constitution de petites communautés d'hommes, groupuscules très résolus parce que parfaitement éclairés sur les dangers de la civilisation technologique et industrielle. Mais s'il est vrai que seuls ces petits groupes organisés pourront mener ce combat à bien, il faudra pourtant que cette révolution soit universelle pour que la logique mortifère de la technologie se trouve définitivement enrayée et que les individus retrouvent la voie «normale» du développement humain, laquelle passe par la quête autonome de buts naturels strictement liés aux nécessités physiques de l'existence."

                                         Extrait de Dominique Lecourt, Humain, Post-humain.

 

Unabomber condamne la technologie moderne au nom de deux motifs :

--> Elle asservit l'homme.

--> Elle dénature l'homme.

 

1. Elle l'asservit parce qu'elle a investi tout le champ des activités humaines si bien que l'homme ne peut plus s'en passer. Décrite ainsi la technologie correspond à la thèse que développe Heidegger au sujet de la technique moderne : c'est un système, non un ensemble d'instruments ; un processus non un projet, un mode de pensée davantage qu’une activité. En développant ses techniques l'homme s'assujettit de plus en plus à un système qui a sa logique et sa dynamique propre et qui fait écran avec la nature.

2. Elle le dénature puisqu'elle conduit l’homme à se détourner des activités et des buts que la nature lui a fixés. Ceux-ci sont remplacés par les obligations sociales de la vie moderne, en particulier de production et d’adaptation aux techniques.

La technologie peut être vu comme un système aliénant (qui nous dépossède de notre être et de notre liberté) : en passant de la télécommande (je change de chaîne sans me lever de mon fauteuil) à la zappette (je zappe d’une chaîne à une autres –on en a quelquefois plusieurs centaines), on a modifié subrepticement nos manière de regarder la télévision et nos capacité d’attention (les programmes tendent à se raccourcir); la voiture impose un mode de vie (on parle de « civilisation de l’automobile »). Il y a aussi le fait que personne ne semble plus s’interroger plus sur les finalités du progrès technique : il est voulu pour lui-même, sans qu’on se demande vraiment ce qu’il nous apporte de valable.

Enfin le système technique tend de plus en plus et de plus en plus systématiquement à faire écran entre l’homme ce qui l’environne : de la pêche traditionnel à l’industrie de la pêche : le pêcheur est dorénavant un ingénieur qui gère une usine et qui est assisté par des ordinateurs ; il connaît sa position par le GPS, la localisation des bancs de poissons par le sonar, l’état de la météo par le télex ou la connexion internet. Là où le pêcheur avait rapport à la mer, connaissait la mer : on peut dorénavant être pêcheur sans connaître la mer…

 

Il faut toutefois se demander :

--> Si la technique détruit ou au contraire constitue la liberté de l’homme

--> Si l'homme peut être défini indépendamment de ses techniques.

--> S'il est vrai que la technique moderne est un système qui serait ingouvernable par la décision humaine?

 

II/ Peut-on penser l’homme sans ses techniques?

 

HENRI BERGSON (1859-1941) L’évolution créatrice : “A quelle date faisons-nous remonter l’apparition de l’homme sur terre? Au temps où se fabriquèrent les premières armes, les premiers outils. Ainsi en ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l’humanité retardent d’ordinaire sur son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu la nouveauté. Un siècle a passé depuis l’invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu’elle nous a donnée. La révolution qu’elle a opérée dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore. Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas homo sapiens, mais homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication.”

                                                          

Commentaire : Bergson propose à la fin de son texte de modifier la dénomination de l'espèce humaine. Il faut voir derrière la simple substitution de l'appellation de l'espèce, d'homo sapiens à homo faber, l'ambition d'une modification de la définition de l'homme, donc de la représentation de son essence: loin d'être d'abord et avant tout un être qui pense, l'homme est d'abord et avant tout un être qui fait, fabrique, produit, invente (ses outils, ses machines). La technique n'est donc pas un accessoire contingent de la condition humaine, un accident dans son histoire, elle participe de la création de l'homme et doit donc figurer au centre de sa définition: l'anthropologie véritable est une «anthropotechnie». On appelle processus d'hominisation ce lent mouvement de création de l'homme par lui-même du fait de son activité technique de transformation de la nature (le bûcheron abat un arbre: en même temps il se fait du bois et des bras). Ce processus est en cours depuis que l'homme se tient débout de façon permanente et qu'il utilise systématiquement ses antérieurs pour un autre usage que la locomotion. Loin d'être destructeur de l'homme, il en est un architecte essentiel.

Ainsi les véritables dates de l'histoire de l'humanité sont celles des grandes inventions techniques, non celles des événements historiques au sens classique: guerres et révolutions. La longue durée montre que l'invention de la machine à vapeur, mais c'est déjà vrai de l'industrie de la pierre taillée (paléo et néolithique), -on peut penser aussi à l'invention du zéro (technique de numération), de la roue, de l'imprimerie, de l'horloge, de la voile triangulaire (qui permettra la navigation autour du globe, la «circum navigation») et plus récemment de l'ordinateur- ont plus de poids sur l'orientation du devenir de l'espèce humaine que les facteurs politiques: l'histoire de la relation de l'homme à la nature (la technique) est plus importante de l'histoire des relations des hommes entre eux (la politique). C'est ce que montre clairement l'exemple de la machine à vapeur, invention technique, qui génère des «relations nouvelles entre les hommes» (des relations sociales et politiques nouvelles!), des «idées nouvelles» (scientifiques, culturelles, politiques), des «sentiments nouveaux» (un goût différent, une esthétique nouvelle, une sensibilité inédite).

 

Mais ce qui est vrai des techniques l'est-il encore de la technique moderne?

 

III/ Les dangers de la technique sont-ils d'origine technique?

 

Les dangers de la technique sont-ils inhérents à la technique elle-même ou bien à son utilisation irresponsable? Un débat entre Martin Heidegger et Michel Serres

 

1. Martin Heidegger, L’essence de la technique

 

  "Qu'est-ce que la technique moderne? (...) La centrale électrique est mis en place dans le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de la transmission. Dans le domaine de ces conséquences s'enchaînant l'une l'autre à partir de la mise en place de l'énergie électrique, le fleuve Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu'il est aujourd'hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est par l'essence de la centrale. Afin de voir (...) l'élément monstrueux qui domine ici, arrêtons-nous un instant sur l'opposition qui apparaît entre les deux intitulés : "Le Rhin", muré dans l'usine d'énergie, et "Le Rhin", titre de cette oeuvre d'art qu'est un hymne de Hölderlin1. Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande, l'objet d'une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué là-bas une industrie de vacances."

 

Commentaire : texte tout à fait essentiel pour la réflexion contemporaine sur la technique. La technique moderne est analysée comme un système de réquisition ou d'arraisonnement de tout ce qui existe (l'homme y compris) à un processus de contrôle anonyme. Ainsi le Rhin, qui n'est ici qu'un cas particulier et limité, figure dans le calcul technicien de la production simplement (unidimensionnellement) comme force hydraulique commandée de faire tourner des turbines qui elles-mêmes sont assujetties à un réseau et à une commande de production etc : "Le fleuve est muré dans la centrale". Il est essentiel de noter le caractère systématique, réticulaire (en réseau ou en systèmes de réseaux) de la technique : un outil s'insère dans un outillage, un appareil est connecté à d'autres appareils, une machine renvoie au tout du système de production machinique : la technique moderne n'est pas un ensemble d'instruments au service des projets humains, mais un système qui, lorsqu'il est mis en œuvre par l'homme, tend à s'autonomiser, à imposer ses normes et ses finalités propres. A l'origine de ce processus, un type de pensée, de rationalité qui tend à se généraliser dans le monde moderne : l'habitude de tout envisager techniquement, suivant une rationalité purement opératoire, un calcul d'efficacité qui plie à sa mesure tous les aspects de la réalité : la nature, les espèces vivantes, mais aussi le travail et les loisirs, la vie économique, le sport, la communication etc. La rationalité technique colonise inéluctablement le monde vécu, ce qui pour Heidegger rend vain l'espoir de commander et d'orienter librement la technique.

D’où la thèse centrale de Heidegger : « L'essence de la technique n'est rien de technique. » : La technique moderne utilise la science pour réaliser le projet de transformer la nature. Ce faisant elle dévoile la nature véritable de la science et de la philosophie, qui n'est pas de connaître mais de dominer le réel. La raison ne connaît qu'en arraisonnant le réel, en réduisant l'être des choses à ce qui est utilisable ou manipulable par l'homme.

Dire que les dangers de la technique sont d'origine technique c'est dire que c'est en elle-même et non dans certaines de ses utilisations que la technique est dangereuse.  D'où la question : est-ce en elle-même ou du fait de ses usages par l'homme que la technique présente des dangers? Or cette question ne peut être tranchée qu'en prenant partie sur l'essence de la technique. En effet supposer que les dangers de la techniques puissent être d'origine technique équivaut à nier la représentation instrumentale de la technique pour la considérer comme un processus se développant de façon autonome et capable d'imposer son dynamisme et ses finalités à la volonté humaine. L'homme serait en ce cas victime du piège technologique dénoncé par Unabomber. Ce qui est aussi adopter la thèse de Heidegger d'un arraisonnement de l'homme et du monde par la technique moderne, tout soumettre à la rationalité calculatrice propre à la technique moderne.

Si on ne peut nier le caractère systémique et donc totalisant de la technique moderne, est-il vrai cependant que l'homme est impuissant à la gouverner?

 

2. Michel Serres Entretien accordé au journal Le monde, 21 janvier 1992

 

  “Toutes les morales jusqu’à nous, plus ou moins, se fondaient sur la célèbre distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Or cette frontière entre nos pouvoirs et la nécessité extérieure tend à s’effacer. Tout tend à dépendre de nos efficacités : nous dominons la pesanteur et l’espace, nous repoussons les limites de la vie et choisiront demain le sexe d’enfants que nous n’accepterons plus de procréer sans certitude préalable sur leur normalité; alors que la chute des corps, la distance, la pathologie génétique et l’engendrement passaient, depuis toujours, pour ces choses naturelles qui ne dépendent pas de nous. Nos problèmes résident dans cette puissance. La génétique, la biochimie, la physique et les techniques associées nous donnent bien des pouvoirs, mais très vite nous devrons administrer ce pouvoir qui, pour le moment, paraît nous échapper parce qu’il va plus vite et ailleurs et plus loin que nos facultés de le prévoir, que nos capacités de le gérer, que nos désirs de l’infléchir, que notre volonté d’en décider. Nous maîtrisons le monde et devons donc apprendre à maîtriser notre propre maîtrise. Constatons le retournement rapide des choses : que nous puissions faire ceci ou cela et nous devons, immédiatement, gérer cette faculté. Nous dominons la planète et la reproduction? Alors aussitôt nous devons décider, sous de probables menaces, de tous les éléments de cette domination. Sans nous en apercevoir, nous sommes passés du pouvoir au devoir, de la science à la morale.”

 

Commentaire : Par différentes expressions le texte fait état de la nouveauté d'une situation: il indique un changement d'époque (« jusqu'à nous »,) une révolution (« retournement rapide des choses »), un passage (« nous sommes passés »), ce qui entraîne un problème actuel (« pour le moment »). Notons que ce n'est pas l'emploi des techniques, aussi puissante soient-elles (le génie génétique par exemple) ou la transformation de la nature, qui constituent cette nouveauté. Qu'y a-t-il donc de véritablement nouveau dans la relation de l'homme à la nature via ses techniques?

Ce qui est nouveau pour l'auteur c'est l'effacement en cours de « la frontière entre nos pouvoirs et la nécessité extérieure » avec les conséquences qu'implique cet effacement : « Toutes les morales jusqu'à nous se fondaient sur la célèbre distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas [1] (...) Tout tend à dépendre de nos efficacités », entendons : de nos techniques. Se trouvent ainsi transformés la relation de l'homme à la nature et le champ de sa responsabilité morale et juridique. 

En effet, la délimitation de la responsabilité humaine (domaine de l'éthique ou de la décision politique) dépend de l'étendue de son savoir et de son pouvoir (domaine des sciences et des techniques).

De l'antiquité jusqu'à récemment, le champ de la responsabilité humaine se trouvait restreint au domaine des relations entre les hommes ou des rapports du sujet à lui-même. Il dépend en effet de lui de décider de sa conduite et de son attitude à l'égard d'autrui. En revanche ni les phénomènes naturels ni les productions techniques de l'homme de l'antiquité ne peuvent faire l'objet d'une délibération morale : les premières parce qu'elles ne dépendent pas de lui, les secondes parce qu'elles sont sans conséquences sur les choses humaines.

Il en va tout autrement avec la montée en puissance et en efficacité des techniques modernes. Leur emploi engage l'ensemble des dimensions de l'existence humaine : « Sans nous en apercevoir, nous sommes passés du pouvoir au devoir, de la science à la morale.»

Le texte invite donc à une prise de conscience de la responsabilité nouvelle que confère le pouvoir de la technique moderne; il est une méditation de la nouvelle distribution entre savoir, pouvoir et devoir : la technique moderne ou techno-science (un savoir-pouvoir) rend possible une domination intégrale la nature et engendre donc une responsabilité globale. 

« Nos problèmes résident dans cette puissance (...). Nous maîtrisons le monde et devons donc apprendre à maîtriser notre propre maîtrise. » : La puissance dont il est ici question est celle que la technique donne à l'homme sur les dimensions de bases, élémentaires, de la nature. L'homme n'est plus face à la nature comme face à une puissance indépendante et qui peut lui être hostile ou contraire (« nous maîtrisons le monde... »).  Son action technique s'inscrit sur la nature et l'inscrit dans ou avec la nature. Par là il se trouve obligé de gérer l'ensemble des dimensions naturelles et humaines de ses décisions. Avec une telle maîtrise la nature est en passe de devenir un genre de grand vaisseau, la nef de l'aventure humaine. D'où la nécessité nouvelle d'apprendre à le piloter, c’est-à-dire à articuler conceptuellement et à harmoniser pratiquement l'ensemble complexe des domaines liés à nos pratiques : scientifique, technique, morale, juridique et politique : « nous devons apprendre à maîtriser notre propre maîtrise. »

 

Conclusion : Nous nous étions demandé si le développement technique menaçait l'humanité de l'homme. Nous savons maintenant que la technique n'est pas étrangère à l'homme mais partie de sa condition et qu'elle n'est nullement en soi et par soi un processus autonome qui détermine sans recours le destin de l'humanité. Ou plutôt il ne le devient que pour des individus et des sociétés n'ayant aucune vue exacte de la relation qui les unit à la technique et qui renonce aux décisions politiques qui permet d'en gouverner le développement.


1     "Tant de bras pour transformer le monde, si peu de regards pour le contempler." Julien Gracq, romancier.

[1]     Dépend de nous ce qui est toujours en notre pouvoir, à savoir la formation de notre opinion sur les choses; ne dépend pas de nous tout le reste, les événements, le cours des choses, les phénomènes naturels etc. Par exemple il ne dépend pas de nous de naître infirme ou en bonne santé; en revanche il dépend de nous de penser  que cela est terrible ou indifférent. « La mort n'est en soi redoutable, l'opinion  que nous avons qui nous la fait paraître redoutable. »

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