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L'actualité et une observation faite en classe récemment m'ont amené à rédiger cette esquisse de dissertation qui s'inscrit dans la thématique du bonheur. La voici :

Qui veut gagner des millions ?

Au premier abord et en apparence, la question nous invite à dénombrer un groupe : tous ceux qui veulent gagner des millions, c’est-à-dire qui désirent devenir riches grâce à un heureux coup du sort, en ayant la chance de cocher les bonnes cases sur un bulletin de jeu.

Mais, plus subtilement, la question invite à dresser un portrait, à définir une identité : celle de celui ou de ceux qui désirent devenir riche par ce moyen de hasard : Qui sont ceux …  qui veulent gagner des millions ? Quels sont leurs espoirs, quelle est leur manière de voir, qu’investissent-ils dans ce désir de richesse subite, au-là des deux euros que coûte un jeu ?

Mais peut-être que ces deux approches ne font qu’une ?

Car de l’avis général –la grosse voix de l’opinion, autant dire du troupeau- il n’y a personne pour refuser les avantages de la richesse. Ce portrait, n’est-ce pas celui de tout le monde, de Monsieur-tout-le-monde, philosophe compris ?

C’est que, nous semble-t-il, la richesse permet de gagner –en même temps qu’au loto- ces deux biens absolus et indissociables que sont la liberté et le bonheur : en étant riche on échappe à la nécessité de travailler, on dispose de son temps comme on l’entend et on peut satisfaire tous ses désirs ; et même si on n’a pas des désirs extravagants, on gagne cette indépendance, cette maîtrise des conditions de sa vie que tout le monde souhaite. La richesse  permettrait de résoudre sans attendre –car la vie est brève- toutes les difficultés de l’existence.

Mais ce moyen est-il le bon ? Que vaut le désir de la richesse ?

La limite du moyen est évidente : il est incertain, totalement aléatoire. Les prétendants sont innombrables –plusieurs dizaines de millions à chaque fois- et les élus fort rares. Est-ce bien raisonnable dès lors de confier le soin de choses si essentielles que la liberté et le bonheur à un moyen dont nous connaissons l’inefficacité quasi-certaine au moment même où nous l’employons, lorsque nous validons notre ticket, dans la cohue que forme le bal de tous les prétendants : il est 19 heure 25, vite, pressons-nous, plus que 5 minutes pour donner vie à l’espoir ?

Ah ! L’espoir ! Qui fait vivre dit-on. Mais quelle vie nous fait-il vivre, justement? Ne devrait-on pas plutôt dire : qui nous fait attendre de vivre, de vivre enfin.

Car si on attend de vivre –d’être riche, par exemple- c’est donc que pendant le temps de l’attente on ne vit pas, on vivote, on survit. Et cette vie, notre seul bien, le seul qui soit vraiment à nous, s’achemine à chaque instant vers son terme : la vie passe; est-il raisonnable d’attendre ? Un être raisonnable peut-il confier le soin de sa vie à un tel moyen ?

Mais y en a-t-il un autre ? Existe-t-il un moyen certain d’acquérir les biens auxquels nous aspirons tous ?

Certes le désir de richesse risque de ne pas être satisfait –il est d’ailleurs impossible qu’il le soit pour tous- mais il faut aussi parier sur sa possibilité, et penser aux élus, rares mais réels. Le pari, en effet, semble sinon raisonnable, au moins rationnel : la chance est faible, mais elle existe ; il y a des gagnants. Pourquoi pas moi ?

Mais s’il y a des gagnants, il y a aussi des légions de perdants, dépités, déçus, tristes, à chaque tirage et pour nombre d’entre eux, une vie durant. S’il y a de rares élus, il y a donc d’innombrables damnés. N’y a-t-il pas moyen pour tous de connaître le bonheur en cette vie et non dans son double imaginaire et espéré?

En outre, est-on bien certain que la richesse contiendra la résolution de toutes les difficultés de la condition humaine ? Est-ce qu’elle nous guérit de l’angoisse de la mort ? Est-ce qu’elle arrête le temps ? Est-ce qu’elle nous guérit du sentiment  d’insuffisance existentielle qui ternit l’essentiel de nos joies ?

Car la richesse elle-même n’est qu’un moyen au service d’une fin : le bonheur.

Est-ce le bon et surtout, est-ce le seul ?

La richesse permet d’acheter tous les biens monnayables possibles, et par là de satisfaire l’essentiel de nos désirs.

L’essentiel mais non tous : tout ce qui s’achète est au pouvoir de la richesse, mais on ne peut pas acheter l’estime, l’amour, l’amitié, la bonne humeur, la joie de vivre, se prémunir à coup sûr contre la maladie, échapper à l’angoisse etc.

Enfin le désir de la richesse témoigne d’une conception du bonheur qui passe par l’acquisition des objets du désir, dans la dimension de l’avoir donc. Il suppose une conception quantitative et non qualitative de l’existence, puisque le malheur et la servitude sont censés  résulter de la privation de certaines choses particulièrement désirées : une situation confortable, quelques belles maisons, des objets luxueux etc.

Or l’expérience nous montre que l’état de bonheur, ou le simple plaisir, s’atteint indépendamment de la possession des objets, au moyen d’un simple rapport qualitatif à ce qui nous environne : par exemple, quelque soit notre situation, lorsque nous sommes en plein accord avec la réalité, en harmonie avec le monde et les autres, lorsque le simple fait d’exister nous remplit d’une joie légère ; dans le sentiment du détachement et de la souveraineté qui accompagne ces états. A ces instants nous expérimentons que le bonheur est en notre pouvoir indépendamment de tout moyen extérieur, par un effort qui s’effectue sur soi, et non en direction du monde. Qu’ai-je besoin d’être riche si je suis heureux ? Or je n’ai besoin que d’être heureux, et non d’être riche, ce qui de toutes façon a peu de chance de se produire, ou, disons-le tout net, n’arrivera pas !

Et quand bien même cela arriverait-il… Cela me guérirait-il de l’angoisse de la mort ? Cela m’éviterait-il la peine, le chagrin moral ? N’avoir plus rien à désirer, parce qu’on peut tout obtenir, ou parce qu’on à déjà tout obtenu (le blasé), n’est-ce pas là la pire des conditions pour qui place le bonheur dans la satisfaction des désirs ?

Certes grâce à ma fortune, je peux jouir, obtenir tout ce que je veux. Mais sans désir –donc sans privation et séparation de l’objet désiré, sans cette tension qui nourrit l’intensité du désir, la jouissance elle-même décline dans la routine morne de celui qui a tout.

On voit par là que la richesse ne me garantira pas le bonheur si je n’ai pas préalablement appris à vivre. Et si j’apprends à vivre c’est-à-dire à bien vivre, à vivre conformément aux règles éthiques de la perfection existentielle, la richesse ne me sera d’aucune utilité.

 

Ainsi nous apparait-il qu’un homme raisonnable, un homme libre donc –c’est-à-dire que ne commandent ni l’espoir ni le désir de ce qui échappe à son pouvoir- ne veut pas gagner des millions. Il a déjà trop à faire à être heureux. On en déduit donc l’identité de ceux qui veulent gagner des millions : asservis et déraisonnables, tremblants d’espoir, attendant d’être plutôt qu’étant : des malheureux donc.

Tag(s) : #COURS
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