Penser par soi-même : ce risque vaut-il d’être pris ?
L’indépendance d’esprit est une qualité. Mais ceux qui en font preuve s’attirent souvent l’hostilité des autres. Il faut alors se demander si la volonté de former son propre jugement doit ou non l'emporter sur le risque d’être rejeté voire maltraité par d’autres. Ne serait-il pas plus sage d’y renoncer, pour sa tranquillité d’esprit ou par simple prudence ? Mais qu’y a-t-il de si dérangeant dans cette attitude ? Et quel est son enjeu ? Finalement, l’homme doit-il privilégier l’autonomie de la réflexion au souci de sa sécurité ou de son bien-être ?
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Penser par soi-même c'est d’abord ne pas répéter ce que dit autrui. L’expression doit donc être comprise dans une perspective qui met en valeur l’effort de l’individu pour réfléchir de manière autonome, ce qui suppose une mise à distance de tous les propos dénués de justifications, c’est-à-dire des opinions. En prenant du recul, en examinant les choses en lui-même et par lui-même, l’individu se rend capable de déterminer si ce qui est dit est vrai ou faux, bon ou mauvais. Penser par soi-même exige donc de rompre avec le règne de l’opinion et conduit à faire du jugement personnel et de l’usage de la raison les seuls critères de la vérité et du bien. C’est à ce titre qu’on s’expose à des dangers : car si rompre avec l’opinion comprise comme «avis personnel » expose au pire à se fâcher avec ses amis, il est bien plus périlleux de mettre en doute les croyances qui soudent un groupe social autour de la représentation d'un ordre des choses auquel chacun est invité à se soumettre. En agissant ainsi on provoque l’hostilité de ceux qui sont profondément attachés à l’opinion et n’ont aucune conscience de sa différence avec le savoir authentique. Cette hostilité culmine chez ceux qui sacralisent leur opinion et qui font du simple fait d'en discuter un crime. Il n’est donc pas étonnant que les esprits libres aient souvent été leur victime, comme ce fut le cas de Socrate, initiateur de la philosophie et première incarnation des exigences de l’esprit critique. Socrate, rapporte Platon dans Apologie de Socrate, avait été désigné par l’oracle de Delphes «le plus sage des hommes» ; en cherchant à en vérifier l’exactitude, il fut amené à démasquer publiquement l’imposture des hommes politiques, des grands poètes et des plus fameux artisans de son temps, ce qui lui valu en retour une haine violente. Accusé à tort, notamment d'impiété, Socrate fut jugé et condamné à mort ; il mourut en philosophe en s’administrant lui-même le poison qu’il avait été condamné à boire. On voit donc que penser par soi-même peut être dangereux et qu’une élémentaire prudence nous recommande de bien réfléchir à notre attitude. Dès lors, ce risque vaut-il d’être pris ? Quel intérêt supérieur pourrait-il y avoir à penser par soi-même ?
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Penser par soi-même c’est rompre avec l’opinion. Pourquoi vouloir s’élever contre le cadre sécurisant des opinions reçues? L’opinion, dans son sens philosophique de « doxa », est une croyance partagée. C’est pourquoi elle est sécurisante : chacun sait ce que l’autre pense, chacun sait ce qu’il faut dire ou faire dans les différentes circonstances de la vie; mais une croyance est par essence incertaine, ce qui ne peut pas satisfaire un être pensant, une conscience. Par exemple nous pouvons croire qu’il fera beau temps demain, mais ce que nous désirons fondamentalement, c'est en être sûr. L'esprit désire savoir, il ne désire pas croire. S’il faut donc penser par soi-même c’est d’abord au nom de la conscience qu’ont les hommes de la valeur de la vérité en tant qu’être pensant. D’autre part puisque qu’aucune croyance n’est certaine, sa valeur réside dans le crédit que des hommes lui accordent. Plus ils sont nombreux, plus forte est leur conviction, et plus la croyance possède d’autorité et passe pour vraie. L’opinion ne règne donc que là où le nombre fait loi, et où la protestation de l’esprit individuel est étouffée par le poids des influences. Elle s’adresse à des fidèles, non à des hommes libres. C'est donc en cherchant à former son jugement, en faisant usage de sa raison, que l’homme constitue son autonomie c’est-à-dire devient à la fois un sujet pensant et un homme libre. C’est ce que Kant a très bien montré dans son célèbre article Qu’est-ce que les Lumières, dans lequel il exprime brièvement l’esprit de ce courant philosophique : « avoir le courage de se servir de son propre entendement », afin de devenir autonome, conformément à la destination idéale de l’humanité. Voilà donc l'enjeu de l'attitude réflexive : le désir de la vérité et de la liberté. Et voilà quel genre d’homme est celui qui pense par soi-même : un individu mû par le désir de la vérité, qui constitue son individualité et sa liberté par l’usage de sa raison. Etant donné toutefois les risque attachés à cette attitude, sommes-nous certains de devoir l'adopter? Le désir de la vérité et la liberté doivent-ils avoir plus de valeur que l’attachement au bien-être ou à la vie ?
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Socrate, Platon le raconte cette fois dans son dialogue Criton, choisit de mourir alors que sa condamnation est injuste et que ses amis ont organisé son évasion. Il boira le poison qui l’enverra dans l’Hadès. En agissant ainsi il affirme une position éthique, d’abord en affrontant la mort sans trembler, ensuite témoignant son attachement indéfectible à des valeurs : le souci de la vérité, de la justice, de l’indépendance d’esprit, qu’il place au-dessus de la réussite matérielle, du pouvoir ou de la sécurité. En mettant sa vie dans la balance, Socrate signifie que selon lui toutes les manières de vivre ne sa valent pas, et précisément que la vie selon l’opinion n’est pas une vie digne de l’homme. Mais comment garantir que le choix de Socrate est le bon ? Imaginons un homme réellement prêt à tout pour de l’argent, mêmes les choses les plus révoltantes. Si cette idée nous répugne, c’est que nous lui opposons spontanément une idée de ce qui fait la dignité de l’homme, c’est-à-dire un ensemble de valeurs. Et pour que ces valeurs ne soient pas arbitraires mais fondées, elles doivent exprimer ce qu’il y a de plus fondamental chez l’être humain. Or, reconnaissons-le, tous les hommes, quelles que soient l’époque, le milieu ou la culture, sont des êtres conscients, parlant et doués de raison, tous sont par nature destinés à penser et à ne se satisfaire que de la vérité. Comme tel, l’homme est de toute nécessité un être questionnant qui ne peut se satisfaire des apparences et des opinions. On le remarque de manière éclatante dans le domaine de l’éducation : parvenu à l’âge de raison, les adolescents ne se contentent plus des réponses conventionnelles de leurs parents. : entendre qu’on doit faire une chose « parce que c’est pour son bien » convient aux enfants; les adolescents veulent comprendre pourquoi une chose est dite «le bien» et si une telle chose existe dans l’absolu. C’est pourquoi la vie sans pensée, la vie selon l’opinion, est une vie indigne. En s’y soumettant l’individu se coupe de ce qui le fait être en tant qu'homme. D’où les différent refus de Socrate, marqués du sceau de l’infamie : de flatter ses juges, de s’enfuir, d’échapper au jugement de la cité dont il est issu, fut-il injuste. Ce qui est une manière d’affirmer par sa conduite que l’homme n’est digne de son statut qu’à la condition de respecter son essence d’être pensant. Ainsi par son choix Socrate est un homme exemplaire, au sens que l’antiquité donnait à ce terme : un modèle à imiter.
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Ainsi nous nous étions demandé si le risque de penser par soi-même valait d’être pris ; nous savons maintenant qu’il doit être pleinement assumé par chacun. Nous avons en effet montré que vivre selon l’opinion interdisait à l’homme d’accomplir sa vocation d’être pensant destiné à la liberté. Or une vie sans pensée ni liberté, Socrate nous l’a montré, n’est pas digne de l’homme.