L’homme politique peut-il avoir pour projet le bonheur des citoyens ?
(Analyse développée à l'occasion d'un cours particulier; d'où le ton pas toujours académique...)
Bonjour Benjamin.
Si on va à l’essentiel simplement avec ce sujet : est-ce que rendre les citoyens heureux peut à bon droit, légitimement entrer dans les intentions (« le logiciel ») de l’homme politique ? Est-ce que cela peut faire partie de son « job », de sa mission ? Est-ce qu’il a le droit, et pourquoi pas le devoir, de s’en mêler, en tant qu’homme politique ?
Ou bien (hypothèse inverse) s’il le fait est-ce qu’il commet une grosse boulette, est-ce qu’il fait quelque chose d’absurde ou de néfaste ? Plus philosophiquement et en bon langage : la réalisation du bonheur fait-elle partie de la pensée politique (est-elle une partie de la science politique) ?
Pour répondre il faut bien sûr délimiter le périmètre d’action du politique ainsi que la nature de ses fins et de ses moyens. Et confronter tout cela :
A la nature du bonheur (Est-ce le Bien public? Peut-on le réaliser ou le favoriser par des moyens politique ? Des lois du bonheur (ou le favorisant) peuvent-elles exister ? Le bonheur est-il un bien public ou exclusivement privé?
A la nature de l’homme et de sa liberté (l’homme est-il un individu essentiellement solitaire ou est-il au contraire un être sociable par nature ? Peut-il se réaliser et se satisfaire seul ou seulement dans et par la relation à d’autres ? La liberté du citoyen est-elle purement juridique ou juridico-sociale? )
REUNISSONS QUELQUES MATERIAUX
L’homme politique : on oublie Sarkozy ou Hollande. On pense à l’homme politique idéal, au concept d’homme politique.
- C’est celui qui revendique ou exerce le pouvoir politique c'est-à-dire (à travers ses décisions ou des lois) un pouvoir de direction (gouverner = gouvernail : ce qui détermine la direction du bateau) sur l’ensemble de la communauté politique (la Cité dans la terminologie classique de la philosophie politique).
- Idéalement (conceptuellement / théoriquement…), l’homme politique exerce son pouvoir dans le but d’accomplir ce qui est bon pour la Cité (on pourrait définir la politique comme « l’art de bien gouverner la Cité »). On nomme cela le bien public ou l’intérêt général. L’homme politique agit donc pour transformer la société / par des décrets ou des lois (ce sont ses moyens d’action) / afin qu’elle accomplisse au mieux ce qui est bon pour elle.
- La communauté politique / la société (pas exactement la même chose, mais ici on peut prendre ces termes comme synonymes) c’est une assemblée ou une association d’hommes et de femmes (d’individus au sens numérique). Cela veut dire qu’il y a des choses en communs et des liens durables et objectifs entre les êtres qui forment la société, la communauté (une même langue, des mœurs communes, des institutions, des relations de travail et d’échange etc = tout ce qui forme la structure, le substrat d’une société). Et là justement on trouve une question : la communauté politique est-elle une collection d’individu (au sens philosophique) que ne réunit que des intérêts communs ou bien est-elle le cadre de l’existence et la condition de réalisation des êtres humains ?
- Le bonheur, dans son sens le plus radical (les sagesses de l’antiquité) c’est un état durable de complète satisfaction qui est la fin véritable de tout ce que nous entreprenons. De manière plus générale, c’est un état de satisfaction existentiel, de satisfaction de nos principales inclinations.
- Le citoyen c’est l’homme en tant qu’il est membre d’une communauté politique (l’homme envisagé sous cet angle, d’appartenance à une communauté = il n’est pas seul, il a des relations, il mène sa vie dans un espace encadré par des usages, des normes, des lois etc).
AVEC TOUT CELA, LES QUESTIONS QUI S’IMPOSENT
L’homme politique doit faire ce qui est bon pour la Cité, donc ce qui favorise sa cohésion, son harmonie.
- Mais qu’est-ce qui est bon pour la Cité ? De rechercher le bien-être des citoyens ou de favoriser leur liberté ? Le bien public, est-ce le bonheur ou la liberté ?
- Dans l’hypothèse du bonheur… Serait-il concevable et réalisable par des moyens politiques ? Des lois favorisant le bonheur des citoyens sont-elles concevables ? Le bonheur est-il un bien public ou privé nécessairement ? Tu sais ce qu’en pense Kant (a) pas de droit au bonheur, b) lorsque le pouvoir politique veut faire notre bonheur alors il détruit la liberté ; c) la liberté est le destin de l’homme en tant qu’homme, le bonheur est secondaire)
- Si ce n’est ni possible ni souhaitable – (c’est-à-dire que le bonheur est un bien nécessairement privé et que la liberté est le véritable bien public = la thèse de Kant), est-ce que pour autant l’homme politique doit s’en désintéresser ? Si aucun programme politique visant explicitement le bonheur des citoyens n’est concevable et souhaitable, le bonheur ne doit-il pas avoir une place dans un projet politique (on distingue ici programme et projet) ?
- Posons qu’il ne peut exister que des représentations personnelles du bonheur et que la liberté est la condition tant du bonheur (= on ne peut être heureux qu’en étant libre) et de sa recherche (= on ne peut être heureux que si on a le droit de rechercher ce qui nous rend heureux). C’est la thèse de Kant et plus généralement de la pensée libérale. Cependant qu’est-ce qui permet au citoyen de disposer effectivement de cette liberté ? Suffit-il qu’on lui garantisse un ensemble de droits politiques (= tu es libre et ton bonheur dépendra de ta capacité à te construire une vie heureuse, de ton mérite individuel) ? Ou bien la garantie d’un ensemble de droits sociaux (un ensemble de biens et de services fournis par la société) en est-elle la condition (= ton bonheur dépend de ta liberté, mais cette liberté n’est réelle que si tu n’es pas écrasé par le manque et le besoin, à quoi tu ne peux pas satisfaire tout seul). On prend un exemple : mon bonheur c’est jouer de la musique. Pour un libéral, je suis libre de le faire, rien ne me l’interdit. Mais je peux a) être pauvre ; b) vivre dans une société ou les instruments sont rares et chers et les conservatoires inexistants = faut payer de sa poche tout cela et il faut avoir du temps de loisir pour s’y consacrer = à quoi se résume réellement ma liberté...? Marx, plus généralement la tradition socialiste, pense que les droits sociaux sont constitutifs de la liberté et que l’homme trouve par essence dans l’association politique la condition de sa vie et de son épanouissement (= thèse d’Aristote sur ce point particulier)
- Donc s’il est vrai que des droits sociaux sont constitutifs de la liberté politique et qu’elle-même est la condition du bonheur ; s’il est vrai d’autre part que l’homme est un être sociable par nature qui trouve en autrui la condition de sa vie matérielle et de son épanouissement personnel, alors non seulement l’homme politique peut, mais il doit, se soucier du bonheur des citoyens, à cette réserve qu’il ne doit pas avoir la naïveté de vouloir leur imposer un programme déterminé pour y parvenir.
DES TEXTES
Aristote :
1. « La cité fait partie des choses naturelles, et l’homme est un animal politique ; et celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain […] Car un tel homme est du coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de tric trac. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en communs c’est ce qui fait une famille et une cité. »
2. « Une cité n’est pas une communauté de lieu établie en vue d’éviter les injustices mutuelles et de permettre les échanges (…). Une cité est la communauté de la vie heureuse, c'est-à-dire dont la fin est une vie parfaite et autarcique. »
Déclaration d'indépendance des Etats-Unis du 4 juillet 1776
Nous tenons comme évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes: Tous les hommes sont créés égaux; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur.
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Louis Antoine de Saint Just : « Le bonheur est une idée neuve en Europe ».
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Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793
Article premier (le but de la société)
Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles.
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Aristote, Ethique à Nicomaque.
Cependant il apparaît nettement qu’on doit faire aussi entrer en ligne de compte les biens extérieurs, ainsi que nous l’avons dit, car il est impossible, ou du moins malaisé, d’accomplir les bonnes actions quand on est dépourvu de ressources pour y faire face. En effet, dans un grand nombre de nos actions, nous faisons intervenir à titre d’instruments les amis ou la richesse, ou l’influence politique ; et, d’autre part, l’absence de certains avantages gâte la félicité : c’est le cas, par exemple, pour la noblesse de race, une heureuse progéniture, la beauté physique. On n’est pas, en effet, complètement heureux si on a un aspect disgracieux, si on est d’une basse extraction ou si on vit seul et sans enfants ; et, pis encore sans doute, si on a des enfants ou des amis perdus de vices, ou si enfin, alors qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. Ainsi donc que nous l’avons dit, il semble que le bonheur ait besoin, comme condition supplémentaire, d’une prospérité de ce genre ; de là vient que certains mettent au même rang que le bonheur, la fortune favorable, alors que d’autres l’identifient à la vertu. (…)
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Déclaration universelle des droits de l’Homme, 1948
Article 22
Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l'effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l'organisation et des ressources de chaque pays.
Article 23
1. Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage.
2. Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal.
3. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu'à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s'il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale.
4. Toute personne a le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
Article 24
Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodiques.
Article 25
1. Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.
2. La maternité et l'enfance ont droit à une aide et à une assistance spéciales. Tous les enfants, qu'ils soient nés dans le mariage ou hors mariage, jouissent de la même protection sociale.
Article 26
1. Toute personne a droit à l'éducation. L'éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l'enseignement élémentaire et fondamental. L'enseignement élémentaire est obligatoire. L'enseignement technique et professionnel doit être généralisé ; l'accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite.
2. L'éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix.
3. Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d'éducation à donner à leurs enfants.
Article 27
1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.
2. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l'auteur.
Article 28
Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet.
Kant
« La liberté en tant qu'homme, j'en exprime le principe pour la constitution d'une communauté dans la formule : personne ne peut me contraindre à être heureux d'une certaine manière (celle dont il conçoit le bien-être des autres hommes), mais il est permis à chacun de chercher le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la bonne, pourvu qu'il ne nuise pas à la liberté qui peut coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle possible (autrement dit, à ce droit d'autrui). - Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, tel celui du père envers ses enfants, c'est-à-dire un gouvernement paternel, où par conséquent les sujets, tels des enfants mineurs incapables de décider de ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, sont obligés de se comporter de manière uniquement passive, afin d'attendre uniquement du jugement du chef de l'État la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu'il le veuille également, - un tel gouvernement, dis-je, est le plus grand despotisme que l'on puisse concevoir (constitution qui supprime toute liberté des sujets qui, dès lors, ne possèdent plus aucun droit).