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Robert Doisneau (1912-1994), écoliers

Robert Doisneau (1912-1994), écoliers

Nul doute que chacun s'est un jour (ou bien tous les jours?) posé cette question, au moins par le biais suivant : pourquoi m'oblige-t-on à faire des mathématiques, puisque je n'en aurai pas besoin dans ma vie? Pourquoi m'oblige-t-on à faire de la philosophie, puisque cela ne sert à rien?

Et puis, comme chacun ne peut plus l'ignorer (on nous en rebat quotidiennement les oreilles ces temps-ci), l'école coûte cher à la Nation. Financer l'école, à l'heure de la guerre économique mondialisée, revient à entretenir une maîtresse dispendieuse et capricieuse, dit-on ça et là.

Ne faudrait-il pas plutôt apprendre au plus tôt un métier? clame donc la société!

Ne faudrait-il pas plutôt apprendre son métier d'homme? continue à répond
re l'école...

 

 

POURQUOI VA-T-ON A L’ECOLE ?

Si on veut comprendre ce qui fait la spécificité de l'école il faut la distinguer de l’entreprise ou des centres de formation. Dans ces lieux on apprend pour l'essentiel des connaissances techniques dont l'ensemble forme le métier. Tandis qu'à l'école on apprend dans un premier temps des connaissances élémentaires (lire, écrire, compter) et aussi -ce sera l'essentiel de la transmission scolaire-, des connaissances générales, qui relèvent de ce qu'on nomme habituellement la culture.

Une connaissance technique est un savoir-faire et sa raison d'être est évidente : son utilité. Personne ne se demandera pourquoi on apprend la médecine ou la mécanique auto, la justification de ces savoirs est inhérente à leur nature.

A l’inverse, une connaissance générale –la connaissance de la peinture italienne au XVI° siècle par exemple, n'est pas utilitaire, ne sert à rien si on veut, si bien qu'on pourrait définir rigoureusement l’école comme le lieu où l’on enseigne des connaissances n’ayant, littéralement, aucune utilité. A la question : à quoi sert ce qu'on apprend à l'école, on pourrait répondre -avec un peu de malice mais le plus grand sérieux- : à rien!

C’est pourquoi il est tout à fait légitime de se demander pourquoi notre société nous oblige-t-elle durant une longue période de notre vie à apprendre des connaissances inutiles ?

Notons toutefois que si l'école disparaissait, la culture qu’elle transmet disparaîtrait elle aussi ou ne serait plus que l’apanage d’une élite sociale. En tout cas, elle s'effacerait du champ social qui ne serait plus structuré –dans la configuration de notre époque- que par les tâches de la production et du divertissement de masse. A cette perspective, on ne peut qu’être perplexe : peut-on désirer vivre dans une société peuplée d'hommes incultes dont la vie serait vouée au travail et au divertissement? Est-il d’ailleurs possible de simplement concevoir un homme sans aucune culture? Si tel n’était pas le cas, en quoi l’homme a-t-il un besoin fondamental de se cultiver?

 

I/ Quelles raisons avons-nous de penser que notre présence à l’école n’a pas de raison d’être ?

De l’avis général c’est parce que l'école ne nous prépare pas à ce qui est, dit-on, le plus important dans la vie : avoir un métier, occuper un emploi : l’école ne prépare pas à la vie professionnelle, qui sera pourtant la part la plus longue de notre existence. Elle ne nous permet pas d’être utile aux autres, à la société.

A l'inverse celui qui exerce un métier et occupe un emploi :

--> conquiert son indépendance (il produit ses revenus, décide de sa vie) ;

--> trouve sa place dans la société : son emploi lui donne un statut, une identité et  une reconnaissance sociale ;

--> éprouve la satisfaction de faire des choses utiles et de se sentir utile : le travail donne du sens à son apprentissage et à son activité.

En outre on ne peut pas négliger l'importance prise par les activités économiques dans la prospérité des sociétés modernes.

Le niveau de vie d'un pays dépend de son efficacité productive, donc de sa capacité à réduire voire à éliminer tout élément improductif. Les sociétés modernes sont sur ce point les disciples fidèles d’A. Smith :« Dans toute nation, deux circonstances différentes déterminent [la richesse d’un nation]. Premièrement l’habileté, la dextérité et l’intelligence qu’on y apporte généralement dans l’application au travail ; deuxièmement, la proportion qui s’y trouve entre le nombre de ceux qui sont occupés à un travail utile et le nombre de ceux qui ne le sont pas. Ainsi, quels que puisse être le sol, le climat, et l’étendue du territoire d’une nation, nécessairement l’abondance ou la disette de son approvisionnement annuel, relativement à sa situation particulière, dépendra de ces deux circonstances. » Recherche sur l’origine et la cause de la richesse des nations.

De tous ces points de vue, dès qu'elle dépasse la mission d’une transmission des connaissances élémentaires l'école paraîtra une perte de temps.

 

A travers ces remarques on voit se dessiner les racines philosophiques de la critique de l'école : c’est parce que chacun pressent l’importance du travail et de la connaissance technique dans la vie de l’espèce humaine qu’il est amené à déplorer l'inutilité des savoirs généraux transmis par l'école.

LE TRAVAIL

On pourrait d'abord définir le travail par l’effort. Il y a travail en effet dès qu’il y a effort prolongé, soutenu, dans le but d’obtenir ou acquérir quelque chose ("rien ne s’obtient sans travail"). Mais cette définition a une limite, puisque avec elle on perd la distinction entre les activités de loisir et celles du travail (lorsqu’un retraité passe un journée à désherber son jardin, on ne dira pas qu’il travaille), entre les activités utilitaires (faire du pain pour manger) et celle qui sont libres (passer une journée à écrire une page de roman). Pour définir le travail il faut introduire dans son concept un élément de nécessité et de contrainte. On dira alors que le travail est l’activité par laquelle l’homme produit de quoi satisfaire ses besoins (ou encore : cette part contrainte de son activité que lui impose la nécessité de produire de quoi satisfaire ses besoins). Pour y parvenir il est amené à transformer la nature et pour y parvenir efficacement à employer des techniques.

LA TECHNIQUE

Une technique est un savoir-faire et donc une forme particulière de savoir. Ce n'est pas une science, qui est théorique et indifférente à ses applications; mais ce n'est pas non plus une simple pratique empirique, parce qu'elle repose sur une connaissance de la relation entre une cause et un effet ; c’est ce qui fait l'efficacité d'une technique.

La technique correspond donc à l’ensemble des moyens dont l’homme dispose pour transformer la nature, pour la soumettre à sa volonté (c'est l’ensemble de ses connaissances efficaces et efficientes, qui lui donne prise sur la nature).

Pour bien mesurer la valeur du travail et de la technique, on pourrait s'appuyer d’une part sur les analyses de Hegel dans La phénoménologie de l’esprit et de Marx (Manuscrit de 1844), d’autre part sur celles de Bergson dans L’évolution créatrice ou de Leroi-gourhan dans Le geste et la parole.

Leur thèse commune est qu’on ne peut pas séparer l’homme de son activité pratique, bref de son travail et des techniques qui en assurent l’efficacité. Pour le dire autrement : l’humanité de l’homme inclut l’activité pratique (la relation à la nature par la médiation du travail et de la technique).

Le travail est essentiel pour au moins trois raisons :

Comme activité vitale ayant pour but de satisfaire les besoins. A ce titre le travail est une nécessité d’ordre naturel pour l’homme Si l’espèce humaine cesse de travailler elle meurt. Mesurez toute la différence entre la plante, qui puise dans la nature, l’animal, qui peut à l’occasion transformer la nature et en ce sens travailler, mais jamais au-delà de ses besoins, et l’homme qui produit d’innombrables objets et doit sans cesse accumuler la force de travail (heureusement de plus en plus assumé par les systèmes automatisés).

Parce qu’il est constitutif de la liberté humaine, considérée dans sa dimension subjective et objective. Ce point de vue peut surprendre, et il mérite bien des remarques (je doute fort que l’employé d’une usine textile en Chine du Nord de nos jours ait cette impression). Nous parlons ici d’une essence idéale du travail, du travail considéré en soi, en laissant de côté les conditions socio-économiques dans lesquelles nous travaillons. Ces réserves faites, il est vrai de dire que le travail conduit à la maîtrise de soi et de la nature : D’une part parce que l’habitude du travail nous apprend à différer la moment de la satisfaction. Il nous affranchit progressivement de l’immédiateté de l’impulsion du désir, caractéristique de l’enfant, voire de l’animal. En ce sens il est la source de l’autonomie du vouloir, face à l’hétéronomie des déterminations désirantes. D’autre part parce que les produits du travail sont autant de moyens que l’homme peut mettre au service de la réalisation de ses fins (outils, machines, appareils, savoir-faire).

Parce qu’il est constitutif de l’essence concrète de l’homme. En travaillant l’homme transforme la nature et produit la société dans laquelle il vit et se pense. En produisant, l’homme concrétise ses capacités et en prend conscience de ce qu'il est. Il est auto-producteur de son être et de son concept.

Quant à la technique, elle est le facteur un facteur décisif de l'hominisation et de l’individuation de l’être humain.

L'hominisation est le processus évolutif qui conduit à l'homme. Dans ce processus il y a certes des facteurs naturels, de sélection et de mutation; mais le facteur technique (invention et complexification des outils) est capital : l'accroissement de l'habileté technique a précédé ou accompagné la formation des zones du cerveau qui rendent possibles le langage et la pensée abstraite (Leroi-Gourhan, Le geste et la parole)

L'individuation correspond au processus de concrétisation d'une forme singulière, suivant le concept formé par Gilbert Simondon dans Du mode d'existence des objets techniques. L’exemple du téléphone portable permet de montrer qu’homme et technique se définissent l’un par l’autre : il y a de l’humain (des rapports sociaux) dans les objets techniques et de la technique dans l’humain (les pratiques sociales liées à l’emploi des techniques). On doit donc reconnaître que la technique individue l’être humain en ce sens que son emploi redéfinit profondément et au plus intime sa façon de vivre, de penser, de ressentir. Si on veut un autre exemple, qu’on pense à la perception de la durée par chacun d’entre nous. Loin d’être une aptitude naturelle liée à la conscience, elle n'est pas séparable des instruments que nous utilisons au quotidien pour la mesurer (la subjectivité de cette fonction dépend de l’objectivité des outils mis en oeuvre).

Ainsi donc, si le travail et la technique sont essentiels à l'homme, on peut s'étonner à bon droit que la plus grande partie de la transmission des savoirs scolaires ait pour contenu des connaissances générales. De ce point de vue l’école devrait être simplement une propédeutique à la vie professionnelle. Il y a toutefois une chose à méditer : est-ce que notre existence nous paraîtrait satisfaisante si elle n’avait pour seul horizon que le travail, le projet de la maîtrise technique de la nature et le divertissement de masse couplée à la perspective d’une consommation illimitée?

Pour le savoir nous devons nous demander : a) si le travail peut être ou non le principe d'une vie réussie? b) si une humanité sans culture est possible ?

 

II/ Une vie de travail est-elle une vie réussie?

Je place en exergue de cette partie du cours la protestation indignée d'un philosophe à la perspective récemment évoquée d'une ouverture des magasins le dimanche : «Bientôt, il ne restera plus rien, dans notre civilisation, de la différence entre loisir et shopping. Or, cette différence, c'est la civilisation même.» Alain Finkielkraut.

J’ajoute qu’on pourrait lire avec profit : Flaubert, Madame Bovary, la scène des comices agricoles (« ainsi se tenait devant ces bourgeois épanouis un demi-siècle de servitude») ainsi que sa nouvelle Un cœur simple.

"Une vie de travail" : une vie dont le travail est le centre, avec ce que cela implique comme style de vie et système de valeurs. A cette occasion je précise que le terme de travail est pris ici comme activité de production des objets de consommation nécessaires à la vie. Il n'est pas question de l'activité de l'artiste ou de l'intellectuel, qui ne travaillent pas au sens retenu plus haut, mais oeuvrent (voir Hanna Arendt, Condition de l'Homme moderne).

"une vie réussie" : dans son sens courant : une vie conforme aux canons de la réussite qui ont cours dans la société (de nos jours : la réussite sociale et familiale) .

Dans son sens philosophique : une vie digne d'être montrée en exemple, universellement, parce qu’à travers elle se réalisent les aspirations fondamentales de l’être humain. Si on utilise les concepts de la philosophie antique, on parlera de la vie bonne en soi, cad universellement désirable, ce qui est l’objet des réflexion d’Epicure (A Ménécée) ou d’Aristote (Ethique à Nicomaque) par exemple.

On voit donc que notre question, qui porte sur le problème de la valeur à accorder au travail, nous engage dans une réflexion sur les finalités de l’existence humaine.

Je vous propose de méditer ce problème à partir d’un texte de Nietzsche (un texte que j’ai réduit). Pris en terme nietzschéens le questionnement est le suivant : le monde moderne a fait du travail une valeur. Mais que vaut cette valeur? Que vaut la vie de travail? Si le travail est l'activité centrale de l'homme moderne, le principe de son rapport au monde et aux autres, que vaut l'existence moderne?

Friedrich Nietzsche (1844/1900), Le gai savoir (1882), Aphorisme 329- « Il y a une barbarie propre au sang « peau-rouge » dans la soif de l'or chez les américains : et leur hâte sans répit au travail, -le vice proprement dit du Nouveau Monde- déjà commence à barbariser par contamination la vieille Europe et à y répandre une stérilité de l'esprit tout à fait extraordinaire. Dès maintenant on y a honte du repos : la longue méditation provoque presque des remords. On ne pense plus autrement que montre en main, comme on déjeune, le regard fixé sur les bulletins de la bourse – on vit comme quelqu'un qui sans cesse « pourrait rater » quelque chose. « Faire quelque chose plutôt que rien » - ce principe est une corde propre à étrangler toute culture et tout goût supérieurs. Et de même que visiblement toute les formes périssent à cette hâte des gens qui travaillent, de même aussi périssent le sentiment de la forme en soi, l'ouïe et le regard pour la mélodie des mouvements. La preuve en est cette grossière précision, que l'on exige partout à présent dans toutes les situations où l'homme pour une fois voudrait être probe avec les hommes, dans les contacts avec les amis, les femmes, les parents, les enfants, les maîtres, les élèves, les chefs et les princes – on n'a plus de temps ni de force pour des manières cérémonieuses, pour de l'obligeance avec des détours, pour tout l'esprit de la conversation et pour tout otium[1] en général. Car la vie à la chasse au gain contraint sans cesse à dépenser son esprit jusqu'à épuisement alors que l'on est constamment préoccupé de dissimuler, de ruser ou de prendre l'avantage : l'essentielle vertu, à présent, c'est d'exécuter quelque chose en moins de temps que ne le ferait un autre. Et de la sorte, il ne reste que rarement des heures où la probité serait permise : mais à  pareilles heures on se trouve las et l'on désire non seulement pouvoir se « laisser aller », mais aussi s'étendre largement et lourdement. S'il est encore quelque plaisir à la vie de société et aux arts, ils sont du genre de ceux que se réservent des esclaves abrutis par les corvées. Quelle affliction que cette modestie de la « joie » chez nos gens cultivés et incultes! Quelle affliction que cette suspicion croissante à l'égard de toute joie! Le travail est désormais assuré d'avoir toute la bonne conscience de son côté : la propension à la joie se nomme déjà « besoin de repos » et commence à se ressentir comme un sujet de honte. « Il faut bien songer à sa santé » -ainsi s'excuse-t-on lorsqu'on est pris en flagrant délit de partie de campagne. Oui, il se pourrait bien qu'on en vînt à ne point céder à un penchant pour la vita contemplativa[2] (c'est-à-dire pour aller se promener avec ses pensées et ses amis) sans mauvaise conscience et mépris de soi-même. -En bien! Autrefois, c'était tout le contraire : c'était le travail qui portait le poids de la mauvaise conscience. Un homme de noble origine cachait son travail, quand la nécessité le contraignait à travailler. L'esclave travaillait obsédé par le sentiment de faire quelque chose de méprisable en soi : -le « faire » lui-même était quelque chose de méprisable. « La noblesse et l'honneur sont seuls admis à l'otium et au bellum[3] » : voilà ce que proclamait le préjugé antique. »

Voilà un grand texte prophétique, écrit dans le dernier tiers du XIX° siècle et qui annonce tout des impasses de la condition moderne. On voit en effet Nietzsche dénoncer un processus de décadence de la civilisation cad de la dégradation des existences, ayant sa cause dans l’envahissement de l’existence par le travail, par son système de valeur et par le genre de vie que cela implique. Le travail, son mode de pensée et son système de valeurs, son imaginaire même, s’est imposé à l'ensemble des rapports de l’homme à ce qui l’environne : la société de ses semblables, la nature, mais aussi, sans qu’il y prenne garde, lui-même. La maladie du travail a contaminé le monde. Voilà la thèse de Nietzsche.

--> Sur le plan de la pensée, le travail a imposé le type de rationalité propre au monde technique et économique : tout n’est envisagé –cad : rien ne vaut- que suivant un calcul : du profit maximal, de l'efficacité maximale, de l’exploitation maximale de la nature et de l’homme.

--> Sur le plan des valeur la maladie du travail se traduit par la domination des valeurs mercantiles (tout s’achète, tout se vend, tout est marchandise; le profit est le but) et utilitaire.

--> Enfin sur le plan de la vie  par un affairement obsessionnel sans finalité (une volonté de volonté, cad un projet plus qu’absurde, nihiliste). C’est en cela qu’on peut parler de dégradation des modes d’existence (« se laisser aller, s’étendre largement et lourdement » ; « des esclaves abrutis par le travail ») puisque ce mode de vie entraîne un déclin du sens et du goût pour les formes de la vie sociales, et pour ces activités désintéressées que sont l’art, la pensée, la culture.

A l'origine de ce phénomène l'auteur diagnostique un renversement des valeurs : tandis que dans l'antiquité les activités improductives-les activité du loisir- sont valorisés, le monde moderne réduit la valeur d’une chose à son utilité, son efficacité ou sa rentabilité (la valeur est ramené au prix).

Le remède préconisé par Nietzsche consisterait alors à refuser de soumettre la vie à l’emprise de la rationalité technico-économique et à ses valeurs, à restaurer le sens du non-utile. On comprend ainsi que pour luui l’esprit de la civilisation implique d’arracher un maximum du temps de l’existence au temps du travail en tant qu’il n’est pour l’homme que le temps de sa survie et non le temps de son épanouissement. C'est pourquoi une vie de travail, une société ou une civilisation du travail ne sont donc pas des formes réussies, cad qui accomplissent les promesses dont l’homme est porteur. Celles-ci se trouvent dans la méditation, dans la connaissance, dans l’art et la contemplation esthétique, autant dire : dans la culture.

 

III/ Une humanité sans culture est-elle possible?

L'humanité : on peut distinguer trois sens : a) l'ensemble des êtres qui forment l'espèce humaine; b) l’attitude de bienveillance à l’égard d’autrui, de sollicitude (souci de l’autre : « faire preuve d’humanité »); c) L’essence de l’homme, cad l'ensemble des qualités qui lui appartiennent idéalement.

La culture : c’est un terme lui aussi polysémique : a) Pour l'anthropologie, c’est l'ensemble des connaissances acquises transmises par éducation ; en ce sens appartient à l’ordre de la culture tout ce que l’homme ajoute à la nature ; b) C’est l’ensemble des mœurs qui forme, dans ses grandes lignes, l’identité d’un peuple (la culture américaine, la culture française etc. Il y a autant de cultures que de sociétés, voire que de groupes distincts à l’intérieur d’une même société) ; c) c’est enfin l’ensemble des connaissances générales dont on estime que la possession définit l’idéal de l’homme civilisé. Ce sens, qui est plutôt celui de la philosophie, a une dimension normative qui est absente de la perspective anthropologique.

Qu'est-ce qui fait l'unité de ces trois sens? Le fait que la culture est d'abord et avant tout un travail sur soi, en vue d'un épanouissement (la culture est fondamentalement souci de soi, voir le cours sur le bonheur).

Notre question est donc : est-il possible de concevoir un être humain qui serait dénué de culture, quel que soit le sens donné à ces deux termes?

 

A/ Plaçons-nous d’abord du point de vue anthropologique

Il apparaît de suite qu’un homme sans culture est tout à fait impossible :

Tous les hommes naissent et vivent dans une société où ils acquièrent une culture, en particulier une langue. On peut d’ailleurs définir l’éducation comme processus d’acculturation (d’acquisition de la culture). Notez la profondeur (d’ailleurs philosophiquement problématique, voir le cours sur le langage) du lien qui unit l’individu à sa culture (qu’on dit des fois : d’origine) : la culture n’est pas d’abord un ensemble de savoirs et de savoir-faire, mais une façon de sentir, un type de rapport au monde. D’où l’attachement des hommes à leur culture (pensez aux catalans) avec cette difficulté qui est celle de l’ethnocentrisme : toute culture particulière tend à devenir la façon dont un peuple conçoit ce qui est humain. Exemple : Inuit signifie « nous les hommes! »

Il ne peut exister d’homme à l'état de nature. L’humanité se réalise dans les formes d’une culture, ce qui est une manière de dire que l’homme n’a pas de nature tel qu’on conçoit ordinairement ce terme cad comme un principe interne qui commande la façon d’être d’un être.

Cela se démontre théoriquement par un raisonnement très simple : l’homme n’est pas une addition de nature (l’inné, le patrimoine génétique) et d’acquis (les différents éléments d’une culture) mais le produit d’une interaction, d’un façonnement réciproque de l’inné et de l’acquis, de la nature et de la culture, de l’ontogenèse et de l’épigenèse.

Pour le comprendre prenons l’exemple du langage : le langage n'est ni inné ni acquis : il n’est pas inné parce que les enfants ne parlent pas spontanément ; ils doivent apprendre leur langue. Il n’est non plus pas acquis parce la faculté du langage dépend de bases neurologiques génétiquement déterminées. Vous aurez beau parler à votre chat ou à votre chimpanzé tous les jours, il ne parlera pas à son tour ! Il faut donc comprendre que la faculté du langage, qui repose sur des dispositions innées, ne se réalise qu'à travers l'acquisition d'une langue particulière.

 

Ces remarques montrent le caractère central du processus éducatif chez l’être humain, dont on peut dire qu’il est un être de culture, non de nature. Comparez par exemple un arbre (être naturel) à un être humain. Le processus de croissance et de maturation de l’arbre va de la graine à l’arbre adulte spontanément, du fait de son propre dynamisme. Tandis que l’enfant, livré au développement spontanée de ses tendances, ne devient pas un homme. Pour cela il faut en passer par la médiation du processus éducatif, dans toutes ses dimensions, en particulier le façonnement de ses pulsions et impulsions, par l’intériorisation de la dimension des interdits.

C’est déjà ce que montre Kant dans son Traité de pédagogie : "La discipline nous fait passer de l’état animal à celui d’homme. (...) elle empêche l’homme de se laisser détourner de sa destination, de l’humanité, par ses penchants brutaux. (...) Celui qui n’est point cultivé est brut ; celui qui n’est pas discipliné est sauvage. Le manque de discipline est un mal pire que le défaut de culture, car celui-ci peut encore se réparer plus tard, tandis qu’on ne peut plus chasser la sauvagerie et corriger un défaut de discipline. " (De même Freud ("Là où était le ça, je dois advenir.") ; et l’anthropologue Claude Lévi-strauss, qui interprète l’universalité de la règle de la prohibition de l’inceste comme une structuration de l'humain, qui assure le passage de la nature à la culture.

Ainsi doit-on comprendre, du point de vue de l’analyse anthropologique que les hommes ne sont hommes qu'à travers l'acquisition d'une culture, voire dans les formes d'une culture.

 

B/ Tournons-nous ensuite vers ce que nous nommons le point de vue philosophique, qui exprime une vision normative de la culture comme idéal de civilisation.

La culture, comme connaissance générale, fait nécessairement partie d’une représentation idéale de l’être humain. Il suffit de détailler tout ce qui manque à l'homme inculte : la délicatesse, la nuance, la tolérance, le goût, le raffinement, le sens critique etc. C'est un être limité, borné. A l’inverse, la connaissance générale –c’est peut être à cela qu’elle doit son nom ?- donne du recul, de la hauteur de vue, de l'ouverture à ce qui est différent etc.

Si nous allons au fond des choses nous voyons combien l'homme sans culture est soumis à l'immédiateté de ses appétits (voyez comment il se comporte avec la nourriture, avec homme ou les femmes, avec les autres). A l’inverse culture va nuancer nos jugements, accroître  notre goût, raffiner notre comportement. Elle est un travail sur soi qui aboutit à la production d'une certaine forme, d'un certain type d'homme, étant donné que l'homme a à se prdouire, à se donner forme. En ce sens elle accomplit ce qu'il y a de proprement humain dans l'homme dans sa différence avec l'animal, elle le dés-animalise : car l’homme mange, il ne se nourrit pas; il fait l’amour, il ne copule pas; il agit au lieu d'obéir mécaniquement à l'impulsion instinctive.

Aussi une conception idéale de l'homme comme tel implique celle de l'homme cultivé, terme qui devient ici synonyme de civilisé. On comprend alors que la transmission de la culture à l'école incarne une idée de la civilisation, dont le modèle a été fixé dans l'antiquité grecque.

Aristote : Il fonde une école, le Lycée, conçu suivant l’idéal grec comme lieu du loisir “scholé” en grec, que les latin traduise par otium, lieu du loisir. On y fait des sciences, des mathématiques, de la biologie et de la philosophie. Mais pourquoi appeler cela “loisir”? Pourquoi en faire un idéal de vie, l’emblème de l’esprit de la civilisation?

Pensons à la différence qu’il y a entre se déplacer et se promener, voire flâner. Dans ce cas la marche devient une fin en soi, non un moyen pour obtenir quelque chose ; c’est pour elle-même qu’elle est pratiquée, et cela ne peut être que le fait d’un esprit libre, qui décide librement de se promener parce que c'est pour lui quelque chose de plaisant, d’épanouissant. Bref, une forme supérieure de rapport au monde, une forme supérieure d’existence. Il en est de même avec les connaissances générales : elles sont les libres produits de l’intellect, au lieu d’être commandées par les nécessités de la vie comme les connaissances techniques. Ce sont les seules connaissances véritablement dignes de l’homme saisi dans sa liberté. Voilà pourquoi les grecs sont impérissables, d’avoir inventé cet idéal là!

Maintenant que nous avons compris la finalité de la culture et la valeur secondaire du travail et de la technique, qui, si importants soient-ils, ne sont que de l'ordre des moyens, non des fins, nous savons pourquoi nous allons à l'école : non pour y apprendre un métier, mais pour commencer à nous former à notre métier d'homme, d'individu et de citoyen.


 

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