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Bergson, La pensée et le mouvant (1934) :

« Il y a depuis des siècles des hommes dont la fonction est de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement. Ce sont les artistes. A quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces, ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur-et-à-mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotions et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révèlera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l’artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la place la plus large à l’imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou deviendra la vision de tous les hommes.

La connaissance de la pensée de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

 

1° exemple d'introduction (nécessaire et suffisant): Dans cet extrait de son œuvre La pensée et le mouvant publiée en 1934 Bergson examine le problème suivant : quelle est la fonction de l’artiste, ou encore : à quoi vise l’art ? Ce qui revient à s’interroger sur la raison d’être d’une activité qui est en effet singulière puisqu’elle produit des objets qui, à la différence des objets techniques, n’ont aucune nécessité pratique évidente. Pourtant Bergson soutient que l’art a une fonction et les artistes un but : « voir et nous faire faire ce que nous n’apercevons pas naturellement » Que veut dire exactement Bergson et quels sont ses arguments ? Quel est l’enjeu d’une telle conception de l’art ?

 

2° exemple (plus ambitieux): Le sculpteur Jean Tinguely soulevait avec humour le problème de l’existence de l’art et des artistes lorsqu’il avouait faire « des machines qui ne servent à rien ». Faut-il en conclure que l’artiste n’est qu’un fantaisiste que la société tolère parce qu’il la charme ou la divertit ?  

Ce jugement semblerait totalement superficiel à Bergson qui, dans cet extrait de son œuvre La pensée et le mouvant publiée en 1934, singularise la personne de l’artiste pour son aptitude à révéler la réalité aux autres hommes ; ce qui signifie que l’art, par les moyens qui lui sont propres, a pour lui une fonction de connaissance qui en fait une philosophie en acte.

Quels sont alors ces moyens et comment peut-on affirmer qu’ils font de l’art un genre de connaissance ?

D’autre part en faisant du dévoilement de la réalité la fonction de l’art, l’auteur nie que son but soit la recherche de l’originalité ou du beau comme pouvait le soutenir par exemple le poète Oscar Wilde.

Mais l’art a-t-il toujours la réalité pour référence ? La conception de Bergson permet-elle de rendre compte de la totalité des pratiques artistiques ?

*

L’auteur présente sa conception de l’artiste de manière à mettre en valeur la singularité de sa personne et l’importance de son rôle. Il commence par évoquer l’étrangeté d’une aptitude (voir et faire voir ce que les autres hommes ne voient pas) exerçant de manière très ancienne son influence auprès des sociétés humaines, avant de l’attribuer à celui qui la possède : « ce sont les artistes ». On ne saurait concevoir meilleure mise en scène de la personne et du rôle de l’artiste, par la forme –l’artiste est introduit avant d’être nommé-, comme par le contenu du propos -qui suppose qu’un genre d’infirmité perceptive affecte la majorité des hommes alors que l’artiste en est exempt. Ce qui revient à lui faire jouer ce rôle d’éclaireur et de guide de l’humanité évoqué au début du texte. On pourrait alors résumer sèchement le propos en disant que pour Bergson l’essentiel des hommes ne voient pas ce qu’ils ont pourtant sous les yeux et qu’ils doivent aux artistes de pouvoir le percevoir.

Cette forme de cécité est précisée lorsque l’auteur attribue à l’art sa visée, à savoir « montrer, dans la nature et dans l’esprit (…) des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience. » Nos sens doivent en théorie nous informer de l’existence et de la nature des choses en dehors de notre conscience, et cette dernière nous donner la capacité d’en former une représentation claire par laquelle nous identifions l’objet et ses caractéristiques : par exemple nous observons un point dans le ciel et après quelques instants nous pensons : « c’est un oiseau ». L’auteur suggère donc que la perception et les représentations de la majorité des hommes sont grossières, qu’ils se contentent de percevoir et de concevoir ce qu’il y a « d’explicite et de frappant », c’est-à-dire les traits les plus schématiques des objets. L’artiste, qui ne connaîtrait pas cette limitation, les verrait donc mieux que quiconque, c’est-à-dire tels qu’ils sont en réalité, et il saurait en communiquer la perception dans ses œuvres. Si tel est le cas, on conçoit que l’art ait une importance capitale, puisqu’il saurait rendre sensible ce que notre perception spontanée se contente effleurer, ce halo d’implicite qui constitue la réalité de l’objet et que les perceptions approximatives du commun des hommes occultent. On comprend aussi que pour Bergson l’œuvre d’art n’est pas simplement « la belle représentation d’une chose » comme le dirait Kant mais un moyen de communication de la vérité qui rend sensible et concevable l’essence de l’objet. C’est donc en philosophe et en éducateur de la perception et des représentations des autres hommes que Bergson dépeint l’artiste.

Mais, au-delà des généralités liées à l’acte de percevoir, comment l’artiste s’y prend-il pour nous révéler ces dimensions de la réalité que nous négligeons ? Et en quoi l’observation de sa manière de faire justifie-t-elle la conception de l’auteur ?

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Pour nous convaincre Bergson propose d’observer l’art du poète et du romancier lorsqu’ils expriment un moment de la vie intérieure du sujet ("des états d'âme"). Certes si l’auteur est fameux c’est sans doute qu’il a le talent d’exprimer ce qu’il perçoit dans une forme originale, voire inédite. C’est le cas de Flaubert lorsqu’il introduit la forme indirecte libre dans le roman ; c’est le cas de Verlaine qui pense musicalement la construction du vers poétique. On pourrait alors se dire que l’artiste doit être célébré pour son génie des formes, son originalité, que c’est là ce qui le définit. Bergson le conteste au motif que si le poète créait ce qu’il évoque, il ne serait pas compris de ses lecteurs. Créer c’est en effet faire exister quelque chose d’inédit. A la lettre, une création est un objet absolument singulier dont le créateur est le premier témoin. Si l’art était pure création, il serait alors incommunicable et incompréhensible au public. Or les poètes et les romanciers sont lus, avec émotion ou avec passion ; plus généralement les œuvres d’art sont exposées, destinées à l’attention d’un public. Si elles captent son attention, c’est qu’elles sont comprises de lui, donc qu’il reconnait à travers elles son expérience du monde : si  un roman nous emporte, si un poème nous touche, c’est parce que nous voyons se déployer au fil de leur lecture la richesse d’une expérience du monde ou de soi que nous pressentions sans la représenter explicitement : aux nuances de l’expression correspond l’émergence d’une vision différenciée des multiples facettes d’une réalité qui n’était que confusément perçue. Si le narrateur dans Albertine disparue de Marcel Proust sait si bien nous fait sentir le tourment de l’abandon cela ne peut être que parce que nous l’avons-nous même éprouvé. L’art d’écrire est ici, pour l’écrivain, comme une chronique de l’expérience du monde, et pour le lecteur un lent apprentissage de sa condition. En nous révélant le monde l’artiste nous rend au monde et nous rend le monde. D’où cette analogie avec la photographie argentique où l’image se dévoile progressivement aux yeux du photographe lorsqu’elle est plongée dans le bain chimique.

La compréhension de l’art soutenue par l’auteur s’inscrit donc clairement contre l’opinion du sens commun qui voit dans l’art une activité de divertissement sans autre conséquence ; mais aussi contre les théories qui lui donnent pour but l’originalité de ses créations. Nombre d’objections pourrait alors lui être adressées. Dès lors comment peut-il convaincre définitivement de l’exactitude de sa thèse ?

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Pour ce faire, l’auteur renvoie au cas de la peinture, à l’acte de peindre ainsi qu’à l’histoire de cet art ; pour la raison, précise-t-il que la peinture est le plus imitatif des arts. Imiter c’est en effet reproduire une attitude ou un objet ; cela suppose donc une intention de représenter une réalité préexistante. Ainsi quel que soit le style pictural d’un peintre, même s’il a renoncé à la figuration et peint de manière abstraite, son tableau est par essence impliqué par une référence au monde, et la peinture est une tentative de transposer un élément de l’expérience, d’en donner une représentation. La peinture, art de la représentation du réel, est donc impliquée par le problème de la vérité, qui se définit couramment par un rapport de conformité entre un objet et sa représentation. Ce qui n’est pas le cas de la musique –qui est le moins représentatif des arts- puisque la note n’a pas de référence, de dénotation : do-ré-mi-fa-sol, cela ne signifie rien, car cela ne désigne rien. La peinture est donc toujours une tentative pour rendre l’expérience humaine du monde, ce qui fait de l’histoire de la peinture, dans ses figures majeures (il est question des « grands peintres ») une histoire du progrès de la représentation –donc de la compréhension- du réel. Voilà pourquoi Bergson dit que les grands peintres sont à l’origine des représentations qui sont devenues à terme communes, voire évidentes, aux autres hommes. Ici Bergson ne cite personne, mais nous savons par ailleurs son intérêt pour Corot ou Turner. Nous pouvons penser aussi à Claude Monet et à Paul Cézanne, à tous ceux qui ont rendu manifeste l’intrication de la lumière, de la matière, de la forme et de la présence du corps de l’observateur lui-même dans la perception de l’objet : l’Humanité, au moins sa partie instruite, ne peut plus ignorer les perspectives et la transparence vibratile des peintures de Cézanne lorsque, par une claire matinée d’automne, son regard se pose sur la montagne Sainte-Victoire. Ainsi loin de s’enfermer dans la particularité de ses émotions ou de sa vision du monde, comme le croit le sens commun, ou de rechercher l’expansion du moi comme le voulait le Romantisme, l’artiste rend sensible et communique, dans un acte qui vaut le geste philosophique, l’universalité du vrai. L’histoire de l’art est ainsi pour Bergson, parallèlement à la philosophie, l’histoire du progrès de la vérité. 

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  Nous nous étions demandé avec Bergson quelle pouvait être la fonction de l’artiste, et plus généralement si l’art n’était qu’un divertissement ou une recherche de l’originalité formelle. Nous savons maintenant que pour lui l’artiste est un homme à part qui a une utilité essentielle pour le reste des hommes. Au fil du propos il est en effet apparu comme celui qui perçoit mieux la réalité que les autres et qui est capable d’y rendre sensible les autres hommes au travers de ses œuvres, c’est-à-dire de leur communiquer certains aspects de la vérité.

Tag(s) : #EXPLICATION
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