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KANT, A propos de l’expression courante : « il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien »

 

 

 

« S'il devait arriver qu'un peuple soumis à une législation présentement en vigueur vint à estimer que son bonheur va être très probablement compromis, que lui faut-il faire ? Ne doit-il pas résister ? La réponse ne peut être que la suivante : il n'a rien d'autre à faire qu'à obéir. Car il n'est pas ici question du bonheur que le sujet peut attendre d'une institution ou d'un gouvernement de la république, mais avant tout du droit qui doit être garanti à chacun par ce moyen : c'est là le principe suprême d'où doivent découler toutes les maximes qui concernent une république, et aucun autre ne peut le limiter. Relativement au bonheur, aucun principe universellement valable ne peut être donné pour loi. Car aussi bien les circonstances que l'illusion pleine de contradictions et en outre sans cesse changeante où l'individu place son bonheur (personne ne peut lui prescrire où il doit le placer) font que tout principe ferme est impossible et en lui-même impropre à fonder une législation. La proposition : Salus publica suprema civitatis lex est(1) garde intacte sa valeur et son autorité, mais le salut public qu'il faut d'abord prendre en considération est précisément cette constitution légale qui garantit la liberté de chacun par des lois ; en quoi il demeure loisible à chacun de rechercher son bonheur dans la voie qui lui paraît la meilleure, pourvu seulement qu'il ne porte aucune atteinte à la liberté légale générale, par conséquent au droit des autres co-sujets. »

La connaissance de l’auteur n’est pas requise. Il faut –et il suffit- que l’explication rende compte, par l’explication précise du texte, du problème dont il est question.

 

Le bonheur est un désir commun à tous les hommes. Et même si c’est une idée personnelle dont le contenu varie avec chacun, comme l’homme vit en société il ne peut pas se désintéresser des conditions politiques de sa réalisation. Ne serait-il pas alors légitime qu’un peuple se révolte lorsqu’il sent son bonheur menacé, qu’il se soulève au nom de son droit au bonheur ? C’est précisément ce que refuse formellement Kant lorsqu’il affirme dans cet extrait de son œuvre  A propos de l’expression courante : « il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien » qu’en République le peuple a le devoir d’obéir aux lois et à toutes les décisions de l’autorité légale.

Il y a donc pour Kant un devoir d’obéissance à la loi républicaine, y compris au péril de son bonheur. Quelles en sont les raisons ? En défendant cette position l’auteur conteste donc que l’aspiration des hommes au bonheur puisse revêtir la forme d’un droit. Pourquoi le bonheur n’appartient-il pas aux devoirs de l’autorité politique ?

*

La position de Kant s’inscrit dans le contexte d’une hypothèse très précise : un système de lois est en application et un peuple réfléchit à la possibilité de résister à son gouvernement parce qu’il suppose que son bonheur est menacé. L’auteur précisera plus loin qu’il s’agit des lois d’une république, c’est-à-dire d’un régime politique fondé sur la souveraineté du peuple. Aux lois « présentement en vigueur » qui définissent ce qui est légal, le peuple oppose l’hypothèse (« estimer », « probablement) d’une menace pesant sur son bonheur c'est-à-dire la première et la plus humaine de nos aspirations. La question de Kant : « ne doit-il pas résister ? » soulève donc le problème de la possibilité d’un droit de se révolter au motif du bonheur, ce qui peut se ramener aussi au problème connexe de l’existence d’un droit au bonheur ; car si ce droit était concevable et nécessaire, il ferait du bonheur une des obligations de l’Etat et un motif légitime de s’opposer à lui le cas échéant.

A sa question Kant répond de manière claire et sans appel : « il n’a rien d’autre à faire qu’à obéir ». La formule ne laisse ouverte aucune alternative et elle n’est soumise à aucune condition particulière. Ce qui signifie que l’obéissance à l’autorité légale est une obligation inconditionnelle qui n’est soumise ni à conditions ni a discussion, c’est-à-dire qu’elle est un devoir. Ainsi à l’hypothèse d’un droit de résister au motif du bonheur Kant oppose le devoir d’obéir aux lois ou aux décisions de l’autorité légale lorsqu'elle est républicaine.

Qu’est-ce qui fonde chez cet auteur une position si abrupte et une certitude si péremptoire ?

Pour se justifier Kant analyse la nature du gouvernement républicain, qui repose, nous le savons, sur la volonté du peuple souverain. Kant rappelle que la raison d’être du gouvernement républicain n’est pas le bonheur mais la garantie « du droit de chacun », c’est-à-dire l’égalité des droits, ce qui est la première condition de la liberté. L’Etat républicain est donc le moyen qu’un peuple se donne pour instituer sa liberté et que la préservation de cette liberté est le « principe suprême » de son action, ce qui veut dire que par rapport à cette fin tout le reste est secondaire. Les citoyens n’ont donc pas à attendre et encore moins à exiger que l’Etat républicain leur garantisse le bonheur puisqu’ils ont institué cette forme de régime politique comme expression et condition de leur liberté. Cette décision les engage et donc autorise ce gouvernement à agir comme il lui semble nécessaire, pour autant qu’il le fasse par des lois.

Cet Etat, comme tout autre régime politique d’ailleurs, serait de toute façon incapable de faire le bonheur de ses sujets puisque « relativement au bonheur aucun principe universellement valable ne peut être donné pour loi ». En effet, pour qu’on puisse exprimer dans des lois juridiques le désir d'être heureux, il faudrait pouvoir définir une idée claire et universelle du bonheur, ainsi que des règles y conduisant à coup sûr. Ce qui est impossible puisque cette idée varie suivant les individus, mais est aussi contradictoire, instable, insaisissable et vague chez un même individu : chacun tend en effet à voir le bonheur dans ce qu’il n’a pas ou ce qu’il n’est pas, et à y inclure des éléments souvent inconciliables; ce qui fait du bonheur un concept indéterminé et un état largement illusoire. Il est donc impossible de faire du bonheur l’objet d'une législation ou le but d'une politique, tant à cause de la diversité des individus que de la nature des lois, qui sont générales et qui ont besoin d’être précisément rédigées. Or si le bonheur «est impropre à fonder une législation », un droit au bonheur ne peut pas exister et être opposable à l’autorité de l’Etat.

Mais là n’est pas l’essentiel dans le problème, qui porte d'abord sur le droit de désobéir ou de se révolter au motif du bonheur. A cet égard le point décisif tient à la nature gouvernement républicain, à ses conditions d'existence et à sa finalité ultime.

Tout Etat, y compris l’Etat despotique, est par nature fondé à prendre toutes les mesures nécessaires à la conservation de son existence, c’est-à-dire de son autorité; c’est le sens de la formule latine citée par Kant : la loi civile suprême –la loi la plus haute de toutes les formes d’institution politique, celle qui commande en dernière recours l’action de ceux qui sont en charge de l’Etat-, c’est « le salut public », c’est-à-dire la sauvegarde de l'ordre politique représenté par l'Etat. L’Etat a donc par définition le droit de prendre toutes les mesures pour défendre son autorité et les lois, pour empêcher le retour à l’état d’anomie –d’absence de lois- caractéristique de l’état de nature. C’est ce que font tous les Etats dans des situations de crise profonde : ils forment des « comités de salut public » dotés « des pleins pouvoirs ». Or, en ce qui concerne la république, le salut public consiste dans le respect des lois en vigueur, et en particulier des lois fondamentales d’une constitution. C’est en effet la condition pour que tous les citoyens bénéficient de la liberté et puissent mener de la manière qui leur convient leur quête personnelle du bonheur ; car si tous les citoyens se font un devoir de respecter les lois, alors il sera « loisible à chacun de rechercher son bonheur dans la voie qui lui paraît la meilleure ». La seule limite à cette recherche étant fixée par la nécessité de respecter l’égalité d’un même droit pour chacun, conformément au principe républicain fondamental d’universalité de l’égalité de la liberté. Nous comprenons alors que l’obligation d’obéir aux lois, loin de contrarier notre aspiration au bonheur, en constitue au contraire la condition aux yeux de Kant : puisque nous ne pourrions chercher à être heureux comme nous l’entendons si les autres nous en empêchaient, il faut donc que les lois et l’Etat garantissent l’existence d’un espace public commun à tous, ce qui est alors notre bien le plus précieux. C’est ce qu’exprime l’expression de « co-sujets » à savoir que nous existons comme peuple seulement parce que nous sommes liés par la soumission consentie et égale à des lois communes.

*

Ainsi nous nous étions demandé ce qui pouvait pousser Kant à nier de manière si péremptoire l’idée d’un droit de se révolter au motif de la préservation du bonheur. Nous savons maintenant que pour ce penseur l’obéissance aux lois est un devoir qui conditionne la liberté d’un peuple et par conséquent le droit de chacun à la recherche personnelle du bonheur. Dès lors quelles que soient les décisions d’un gouvernement républicain elles auront nécessairement un caractère obligatoire qu’aucune préoccupation ne saurait affaiblir.

 

 

[1] Le salut public est la loi civile suprême.

Tag(s) : #EXPLICATION
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