LE COURS (ce qu'il faut penser)
1. Dans quel cadre intervient cette question ? La philosophie est d’abord une réflexion sur les finalités premières de l’existence qui s’adresse à chacun comme individu et personne : Pourquoi existons-nous? Comment dois-je conduire ma vie? Qu'est-ce que le Bien? etc. Mais le questionnement philosophique ne peut pas ignorer que l’homme vit en société, parmis les autres. On est dès lors amené à développer un questionnement politique en complément du questionnement existentiel ou éthique : quelle est la forme idéale de l'organisation des rapports humains? Sur quelles bases doit-on instuer les lois? Quels sont les fondements du droit etc. Bref la recherche de la vie bonne en soi renvoie nécessairement à la question de la société bonne en soi.
2. Pourquoi posons-nous cette question et quel est son sens ? D’abord parce que le libéralisme semble être devenu, en paraphrasant paradoxalement une formule de Sartre à propos du marxisme, l’horizon indépassable de notre temps ; ensuite parce là où l’organisation libérale de la société est la plus avancée (les Etats-Unis, la Grande-Bretagne) les taux d’incarcération des personnes sont –et de loin- les plus élevés du monde occidental (sur ce point les USA rivalise voire dépasse la Chine communiste). D’où une réflexion d’abord très naïve : comment les sociétés dites libérales c’est-à-dire qui inscrivent le souci de la liberté dans leur dénomination de donc dans leur essence, peuvent-elles produire un tel phénomène ?
3. Notre problématique : Toutefois « en même temps » ne signifie pas « à cause de ». C’est pourquoi nous devons nous demander si c’est par essence ou par accident que cette forme d'organisation de la société développe ce genre de phénomène. C'est pourquoi,pour répondre à notre question nous devons (I) d’abord comprendre en quoi consiste la conception libérale de l’homme et de la société : Quels sont ses principes et quels sont ses fondements ? Et surtout quel contenu elle donne au concept de la liberté. Puis (II) nous devons nous demander si la conception libérale de la liberté est la seule réalisation possible et souhaitable de la liberté. Enfin, (III) si la forme libérale de l'organisation de la société se révélait incapable de réaliser la liberté, quelle autre forme d'organisation de la société pourrions-nous lui préférer.
I/ En quoi consiste la conception libérale de la liberté ?
Le libéralisme est une conception politique économique et sociale. En quoi consiste-elle? Quels sont ses fondements philosophiques?
A/ c'est une théorie politique
Benjamin Constant, De l'esprit de conquête et de l'usurpation. La liberté des anciens comparée à celle des modernes. (1819)
« Demandez-vous d’abord ce que de nos jours un Anglais, un Français, un habitant des Etats-unis de l’Amérique, entendent par le mot de liberté?
C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer; de disposer de sa propriété, d’en abuser même; d’aller, de venir, sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est pour chacun le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours et ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. Comparons maintenant cette liberté à celle des anciens.
Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre; mais, en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient, comme compatible avec cette liberté collective, l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. Vous ne trouverez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion."
EXPLICATION ET COMMENTAIRE : L'auteur compare deux conceptions de la liberté politique, de la citoyenneté : celle des Modernes, celle des Anciens.
1. La liberté des modernes : L’auteur la décrit comme possession d’un ensemble de droits individuels : «C'est pour chacun le droit de... le droit de... etc.». Rappelons qu'un droit (un droit positif) est une liberté (ou un dû) garanti juridiquement par l'Etat et la société.
Le premier des droits, le plus fondamental pour Constant, est celui l'inaliénabilité de la personne et de ses biens : qu'ils ne puissent être soumis à l’arbitraire du pouvoir politique ou de la volonté d’autrui : n'obéir qu'à la loi et seulement dans la limite de ce que la loi prescrit. Viennent ensuite: les libertés d’opinion (pouvoir exprimer ou publier son opinion sans crainte pour sa sécurité); d’entreprendre; l’inviolabilité de la propriété privée et de son usage; les libertés civiques : de réunion, d’association, de culte (la liberté de conscience); d'exercer une activité politique (fonder ou adhérer à un parti, manifester, influencer pétitionner etc).
Quel est le type des droits énoncés par Constant? La réflexion politique distingue deux types de droits positifs : les droits-liberté (droit de faire quelque chose) et les droits-créance ou droit sociaux (les droit à quelque chose). Dans ce premier paragraphe Constant dresse la liste des droits-libertés fondamentaux de la de la démocratie politique moderne. Il énonce des droits politiques, des libertés. Les droits sociaux, sont absents de son analyse. Ceux-ci ne sont pas considérés comme consubstantiels à la conception libérale de la liberté.
2. la liberté des anciens : C'était l'exercice collectif, direct et égal, de la souveraineté, dans le cadre d'une démocratie directe qui n'organise pas la délégation du pouvoir politique : les citoyens gèrent directement les affaires politiques; il n'y a pas de représentants, de corps intermédiaires (administration, police, armée), bref de séparation de l'Etat et de la société. En contrepartie le tout social exerce une surveillance complète de l’individu, qui ne jouit d'aucune indépendance au sens strict, en particulier en ce qui concerne la religion. La conception antique ignore la notion d'individu, elle ne fait pas de distinction entre l'homme et le citoyen : on est athénien, thébain, lacédémonien etc. L'homme est défini par son appartenance à un ensemble ethnique ou politique.
Bilan : Constant énonce dans son texte les principaux droits politiques qui caractérisent l’Etat libéral ou Etat de droit. D’autre part il met l’accent sur la valeur de la vie privée et sur la légitimité de la quête personnelle du bonheur. Dans l'Etat de droit en effet le pouvoir est limité et non absolu; il est limité dans son organisation (distinction et séparation des trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire); il est limité dans son action : les représentants de l’Etat ne peuvent agir que dans le cadre de la loi (rôle essentiel de la procédure); et il est limité dans son principe : le pouvoir de l’Etat n’est qu’une limitation consentie de la liberté dite naturelle des individus, qui est conçue comme antérieure à tout droit et à tout pouvoir politique. L’Etat de droit apparaît alors comme l’institution juridique destinés à préserver le maximum de l’indépendance des individus ce qui apparaît comme étant la condition de leur liberté et de leur bonheur.
B. Une théorie économique et sociale
Comme conception économique et sociale le libéralisme se confond avec le capitalisme, système économique fondé sur la recherche individuelle du profit maximal dans les relations
marchandes.
Rappelons que la finalité de l'économie est de satisfaire de manière optimale les besoins humains. Un système économique tirera donc sa légitimité de sa capacité à faire des ressources et des moyens de production l'emploi le plus efficace relativement aux besoins et aux aspirations des hommes.
D’autre part, qui dit société dit lien : toute théorie de la société se fonde donc sur une conception de la nature du lien fondamental qui unit l’homme à ses semblables et justifie l’existence de la société. C’est donc aussi implicitement une conception de la nature de l’homme, une théorie anthropologique. Comment la conception libérale donne-t-elle contenu à ces différents points?
Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations
-
1. L'égoïsme naturel des individus : « L’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir s’il s’adresse à leur intérêt personnel ou s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque; le sens de sa proposition est ceci : donnez-moi ce dont j’ai besoin et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s’obtient de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage.»
-
2. La « main invisible » : «Chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher pour tout le capital dont il peut disposer l’emploi le plus avantageux : il est bien vrai que c’est son propre bénéfice qu’il a en vue, non celui de la société, mais les soins qu’il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent naturellement, ou plutôt nécessairement à préférer ce genre d’emploi même qui se trouve être le plus avantageux à la société (...). A la vérité, son intention n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler.».
Egoïsme et efficacité économique : Suivant Smith les besoins humains seront d'autant mieux couverts que les individus seront plus attentifs à réaliser leur intérêt individuel. Plus que par altruisme c'est par la vertu de l'égoïsme des relations marchandes qu'une économie remplit efficacement son rôle et que le bien-être social peut être réalisé : la poursuite borné de l'intérêt individuel met en oeuvre un mécanisme qui entraîne nécessairement des bienfaits pour l'ensemble de la société (la "main invisible").
L'échange marchand, principal lien social : C'est l'échange des biens, la relation d'intérêt, qui dans les sociétés complexes prend la forme est échange monétaire et marchant (rôle de la monnaie, fixation du prix suivant le mécanisme de l'offre et de la demande) qui est à l'origine du lien social. Certes "principal" ne signifie pas "exclusif". Néanmoins il faut avoir à l'esprit que la définition de la nature du lien social, cad ce qui lie les hommes les uns aux autres, détermine les raisons qui justifient l'existence de la société ainsi que la forme de son organisation.
L'homme est par nature un individu : En tant qu'il est essentiellement mû par le calcul égoïste de la maximisation de son intérêt l'homme est pour Smith avant tout un individu individualiste; la singularité individuelle trouverait donc sa réalité et son expression dans des conduites de rivalités et de compétition induite par la volonté de réaliser ses intérêts.
Pourquoi les hommes vivent-ils ensemble? Pour Smith la société est dans son essence un contrat, non un fait de nature ou une donnée anthropologique. Elle n'est pas une communauté. Son existence se justifie rationnellement mais non anthropologiquement ou affectivement. En effet dans une communauté le lien qui me lie à autrui est affectif, immédiat et sensible, alors que dans la société telle que la pense Smith le lien social est indirect et rationnel : il est motivé par la nécessité de satisfaire des besoins qui excèdent les capacités de l'individu seul.
Bilan : La société libérale est donc l'expression politique, économique et sociale d'une métaphysique de l’individu, cad de l’homme vue comme une réalité isolée n'ayant pas un besoin essentiels de ses semblables. Dans cette conception la liberté c'est l'indépendance de l'individu, cad son droit maximal d'agir comme bon lui semble compatible avec l'idée d'un même droit chez autrui. Ce droit trouve sa garantie par une construction institutionnelle et étatique qui lui accorde un ensemble de droits politiques de base. D'où une forme d'organisation et une idéologie qui s'efforce faire valoir les droits de l'individu en face du pouvoir politique et de la société. Cette conception est-elle la réalisation de la liberté? La garantie juridique des droits politiques de l'individu suffit-elle pour réaliser la liberté?
II/ L'indépendance de l'individu, est-ce là la liberté?
A. Position du problème: La société libérale à un fondement : l'individu. Et une logique : a) l'échange marchand comme principal lien social; b) le mérite comme principe de distribution des positions sociales.
Pour comprendre quels problèmes posent ces deux éléments, on peut examiner le fameux préambule de la déclaration universelle des droits de l'homme, d'inspiration libérale : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit" : quel est le sens et quels sont les présupposés de cette affirmation?
C'est par nature, donc antérieurement à l'existence de la société et de l'Etat, que les hommes sont libres et égaux. Par conséquent seule la nécessité (les besoins et le besoin de sécurité) peut conduire des individus indépendant par nature à se charger des contraintes de la société et à perdre leur droit naturel de n’obéir qu’à eux-mêmes en instituant l’Etat et les lois. La société et l'Etat sont donc dans leur essence un contrat passé entre les individus, contrat qui n'a de légitimité que s'il institue dans la société (donc restitue) les conditions de l'indépendance de l'individu.
Ainsi suivant la conception libérale :
-
La liberté est maximale dans l'état de nature. Elle n'est donc pas un produit de la société ou de l'histoire. Mais est-il vrai que la liberté soit pour l'homme un fait de nature? Est-il vrai que l'homme soit plus libre seul qu’en société?
-
L’homme possède d’autant plus de liberté qu’il est moins lié à ses semblables et qu’il les domine conformément à son penchant à l'indépendance, à son individualisme. Mais l'homme est-il un individu par nature ou selon des conditions sociales? Et surtout : l'individualité de l'individu trouve-t-elle seulement à s'exprimer dans l'individualisme de la conduite?
-
Enfin, si la société et l’Etat sont seulement des moyens de garantir l'indépendance des individus, alors les inégalités sont légitimes comme sanction du mérite des individus, en tant que produits de la différence naturelle des talents ou des aptitudes des individus. Mais le mérite est-il un critère de justice? Y a-t-il de justes inégalité? Peut-il y avoir liberté sans égalité ?
B/ Examen critique de la logique de la société libérale : “A chacun selon son mérite”?
1. Sens et présupposés de la formule
"A chacun selon..." : a) c'est la formule d’une règle de justice puisqu’elle vise l’attribution, la distribution ou la rétribution de quelque chose; b) C’est une règle personnalisée, qui
s’adresse à l’individu.
Quant au mérite, c’est ce qui nous revient comme récompense ou punition pour nos actions, en particulier en tenant compte de la qualité de l'effort fourni par l'individu.
La formule vise donc à énoncer le juste : elle dit qu'il est juste de traiter chacun selon ses performances, de
façon à ce que celui qui fait plus ou possède plus de talent obtienne plus que celui qui fait moins ou est moins doué etc.
D'où notre problème : L’application du principe du mérite implique la formation mais surtout la légitimation des inégalités. Elle dit qu'il existe de justes inégalités et par voie de conséquence
qu'une société serait ainsi plus juste avec des inégalités que sans inégalités. Est-ce le cas?
2/ La justification du mérite
LES ARGUMENTS DU SENS COMMUN
-
Le mérite sanctionne le degré et la qualité de l’effort ou inversement de la négligence.
-
Traiter tout le monde la même façon serait injuste.
-
D’autre part le mécanisme méritocratique induit des stratégies d’émulation qui incitent à l’effort et à l’innovation, l’inverse de l’égalitarisme. Ainsi une société à tout à gagner à traiter les individus suivant leur mérite : elles est plus efficace économiquement et socialement.
FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE CES ARGUMENTS
1. Aristote, Ethique à Nicomaque, V : La Justice c'est l'égalité. Mais il y a deux formes d’égalité et donc deux formes de justice : a) l'égalité stricte et l'égalité qui tient compte des différences, l'équité; b) la justice arithmétique et géométrique. Prenons l'exemple des impôts. L’équité dit qu’il est juste d'imposer les individus à proportion de leur revenu; car il serait injuste de faire contribuer chacun identiquement. Il ne faut donc pas en tout appliquer aveuglément le principe de l'égalité stricte; il est plus juste de tenir compte des différences (d'effort, de talent, de possibilité).
2. Descartes, Méditations métaphysiques : la conscience c'est l'émergence de la singularité individuelle (je pense) à laquelle est nécessairement liée le libre-arbitre de la volonté. Elle fait de chacun l’auteur de ses actes; par voie de conséquence la responsabilité est toujours individuelle. Il est donc métaphysiquement fondé de faire de l’individu la source des sanctions et des récompenses.
Selon ces arguments, une société est à la fois plus morale, plus juste et plus efficace avec des inégalités que sans inégalités. S’ils sont irréfutables, alors la conception libérale, qui garantit l’égalité politique (l'égalité en droit) et laisse au soin de chaque individu la responsabilité de sa condition sociale est bien celle réalise le maximum de l’accord entre justice et liberté.
Néanmoins s’il est juste que les gagnants gagnent, est-il réciproquement juste que les perdants perdent? Soyons brutal : les perdants ont-ils bien ce qu’ils méritent? Peut-on d'autre part accepter cette rupture du principe d’égalité, dans ce qu’il implique (des hommes ont tout, d'autres n'ont rien) et dans ce qu’il entraîne (des relations de domination sociales et politiques) ? Et puis fondamentalement : est-il exact d’affirmer que le mérite n’est que l’expression de la valeur intrinsèque des individus?
3. Réflexion critique sur le mérite : Est-ce seulement l’individu qui a du mérite ?
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
“Il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des
divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société; ainsi un tempérament robuste ou délicat, la force ou la faiblesse qui en dépendent, viennent souvent plus de la manière dure ou
efféminée dont on a été élevé que de la constitution primitive des corps. Il en est de même des forces de l’esprit, et non seulement l’éducation met de la différence entre les esprits cultivés et
ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture; car qu’un géant et un nain marchent sur la même route, chaque pas qu’ils feront l’un
et l’autre donnera un nouvel avantage au géant. Or si l’on compare la diversité prodigieuse d’éducation et de genres de vie qui règne dans les différents ordres de l’état civil, avec la
simplicité et l’uniformité de la vie animale et sauvage, où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière, et font exactement les mêmes choses, on comprendra combien la
différence d’homme à homme doit être moindre dans l’état de nature que dans celui de la société, et combien l’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espèce humaine par l’inégalité
d’institution.”
Problématique du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : l’inégalité est-elle un fait de nature ou bien a-t-elle sa source dans la société? La thèse de Rousseau est anthropologique et non sociologique. Rousseau met en évidence le rôle de la perfectibilité chez l'homme, qui est un animal qui apprend, cad dont les aptitudes et les facultés ont besoin d'être exercées. Pour lui les inégalités de position sociales proviennent non d'une inégalité de nature mais de l’inégal développement des facultés en fonction des formes et des circonstances de l'éducation. De façon plus contemporaines nous dirions que les inégalités individuelles d'aptitudes et de talents ont leur origines dans les logiques sociales, les dynamiques sociales.
LECON DU TEXTE : le mérite est-il en soi un critère de justice qui légitime la hiérarchie des positions sociales? Non car :
-
Il n'est pas naturel mais liés à la position préalable de l'individu dans la société : les individus ne sont pas à l'origine dans une position d'égalité (problème classique de l'égalité des chances); même le sens de l’effort ou le goût du travail sont des vertus acquises liées à un contexte historique, un milieu social ou une tradition familiale. Le mérite n'est opératoire que dans une société de compétition qui promeut la rivalité des individus. Il est inopérant dans une société de coopération qui juge collectivement de l'effort et de la performance.
-
Il est immoral parce que les inégalités économiques induisent des relations de domination politique.
C/ Examen critique du fondement de la société libérale : L'homme est-il un individu par nature ? L'individu est-il nécessairement individualiste?
Il y a deux éléments dans notre question : l'homme est-il dans son essence un individu, et si oui l’individualité de l'individu ne trouve-t-elle à s'exprimer que dans l'individualisme?
1. La critique anthropologique de l’individualisme.
Aristote, l'homme est fait pour vivre et pour s'accomplir dans la Cité
"La cité fait partie des choses naturelles, et l’homme est par nature un animal politique: et celui qui est hors Cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : « sans lignage, sans loi, sans foyer ». C’est pourquoi il est évident que l'homme est un animal politique plus que n'importe quelle abeille et n'importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons la nature ne fait rien en vain: or seul parmi les animaux l'homme a un langage (logos). Certes la voix (phonè) est le signe du douloureux et de l'agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux; leur nature, en effet, est parvenue jusqu'au point d'éprouver la sensation du douloureux et de l'agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage (logos) existe en vue de manifester l'avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l'injuste. II n y a en effet qu'une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux: le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l'injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c'est ce qui fait une famille et une Cité."
Les politiques, I, 2.
Sens et portée de la thèse d'Aristote : l’humanité de l’homme suppose la Cité comme condition de sa réalisation. La sociabilité et l’intersubjectivité sont des éléments de la condition humaine. L’individu « monadique », entité isolée, est un mythe, puisqu'il est toujours précédé d'une communauté dans laquelle il s'inscrit. Bref, "aucun homme n'est une île".
2. La critique socio-politique de l’individualisme
MARX, A propos de la question juive, p. 69/73 : Qui est l'Homme de la Déclaration des droits de l'Homme?
« Considérons un instant ce qu'on appelle les droits de l'homme. Ce sont, pour une part, des droits politiques, des droits qui ne peuvent être exercés qu'en association avec autrui. Leur contenu, c'est la participation à la communauté politique, à la vie de l'Etat. Ils entrent dans la catégorie de la liberté politique, dans la catégorie des droits civiques. L'autre partie des droits de l'homme, ce sont les droits de l'homme dans la mesure où ils sont différents des droits du citoyen (...). On distingue donc les droits de l'homme comme tels des droits du citoyen. (…). Quel est cet homme distinct du citoyen?
Laissons parler la constitution la plus radicale, la constitution de 1793:
Art. 2. "Ces droits, etc. (les droits naturels et imprescriptibles) sont : l'égalité, la liberté; la sûreté, la propriété.
En quoi consiste la liberté?
Art. 6 "La liberté est le pouvoir qui appartient à 1'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui", ou, d'après la Déclaration de 1791 : "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui."
Ainsi, la liberté est le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans préjudice pour autrui sont fixées par la loi, comme les limites de deux champs sont fixées par le piquet d'une clôture. Il s'agit-là de la liberté de l'homme comme monade isolée et repliée sur elle-même. (...) Le droit humain de la liberté n'est pas fondé sur l'union de l'homme avec l'homme, mais au contraire sur la séparation de l'homme d'avec l'homme. C'est le droit de cette séparation, le droit de l'individu borné, enfermé en lui-même.
L'application pratique du droit de l'homme à la liberté, c'est le droit de l'homme à la propriété privée. En quoi consiste le droit de l'homme à la propriété privée?
Art. 16 (Constitution de 1793) : "Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie."
Par conséquent, le droit de l'homme à la propriété privée, c'est le droit de jouir de sa fortune et d'en disposer à son gré sans se soucier d'autrui, indépendamment de la société : c'est le droit de l'intérêt personnel. Cette liberté individuelle, tout comme sa mise en pratique constitue la base de la société civile. Elle laisse chaque homme trouver dans autrui, non la réalisation, mais plutôt la limite de sa propre liberté. (...).
Restent les autres droits de l'homme, l'égalité et la sûreté.
L'égalité, dépourvue ici de signification politique, n'est rien d'autre que l'égalité de la liberté définie plus haut, à savoir : chaque homme est considéré comme au même titre comme une monade repliée sur elle-même. La Constitution de 1795 définit la notion de cette égalité conformément à sa signification :
Art. 3 (Constitution de 1795) : "L'égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse."
Et la sûreté?
Art. 8 (Constitution de 1793) : "La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés."
La sûreté est la plus haute notion sociale de la société civile, la notion de police d’après laquelle la société n'existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits, de ses propriétés. Par la notion de sûreté, la société civile ne s’élève pas au-dessus de son égoïsme. La sûreté, c'est plutôt l'assurance de son égoïsme.
Ainsi aucun des prétendus droits de l'homme ne s'étend au-delà de l'homme égoïste, de l'homme comme membre de la société civile, à savoir un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son caprice privé, l'individu séparé de la communauté. Bien loin que l'homme ait été considéré, dans ces droits-là, comme un être générique, c'est au contraire la vie générique elle-même, la société, qui apparaît comme un cadre extérieur aux individus, une entrave à leur indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse, c'est la nécessité naturelle, le besoin et l'intérêt privé, la conservation de leur propriété et de leur personne égoïste. »
1. Marx se demande ici quelle conception de l'homme et de sa liberté ont défendu les rédacteurs de la déclaration; quelle était leur anthropologie implicite (qui est l'homme de la déclaration des droits de l'homme?). Il montre que dans son principe (distinguer l'Homme et le Citoyen) et dans son architecture institutionnelle (la clé de voûte des droits de l'homme c'est la défense, du principe de la propriété privée, ou plus exactement de l'appropriation illimitée des biens et des ressources par l'individu) la déclaration universalisme les droits de l'individu dans la société bourgeoise. Ainsi pour Marx l'indépendance n’est pas la liberté; les droits de l’homme ne sont pas les droits auxquels les hommes ont droit dès lors qu'on les envisage dans leur humanité réelle (comme "être générique"). Cette déclaration est ainsi aux yeux de Marx la garantie juridique ultime d’un ordre social injuste où règne des relations de domination économiques et politiques.
2. Qu’est-ce qui autorise Marx à dire que la conception libérale de la liberté n’est la vraie liberté et que les droits de l’homme tels qu’ils existent ne sont pas les vrais droits humains ?
a) Une raison de fait : l'existence des inégalités sociales, des relations d'exploitation et de domination.
b) Une raison de droit (de principe) lié à la philosophie de Marx : Le matérialisme historique : “Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie mais au la vie qui détermine la conscience.”
« La conscience » : ce que les hommes pensent, et donc l'ensemble des représentations qu'ils ont d'eux-mêmes, du bien du mal, du juste et de l'injuste, de la société etc.
« La vie » : elle doit être conçue ici comme une réalité très concrète, commandée à la base par la nécessité biologique de se maintenir en vie. Au centre de la vie des hommes il y a donc la réalité sociale du travail (et l’état d’avancement de leur technique cad de maîtrise des conditions naturelles) cad l’activité de transformation du donné naturel à travers laquelle l’homme produit ses moyens d’existence.
« C’est la vie qui détermine la conscience » : ce que les hommes pensent (d’eux-mêmes, de la société, du bien, du mal, leur conceptions juridiques, leur religion et même leurs formes d’art) a son origine dans les conditions concrète qu’ils rencontrent dans leur existence. Les droits de l'homme sont donc pour Marx l'expression sur le plan juridique d'une vision de l'homme ayant sa source dans la société bourgesoise. D'où la formule : « L’individualisme est l’idéologie spontanée de la bourgeoisie » : l’homme est logiquement et nécessairement porté à se penser et à agir d’une manière individualiste dans les conditions sociales de sa vie.
3. Quels seraient alors les vrais droits humains? : Mauvaise question pour Marx : là où il y a droit au sens juridique du terme il y a Etat, loi donc limitation et domination ! (La société communiste implique une abolition de l’Etat, Marx, sur ce point est en accord avec l’anarchisme) L’homme à droit à la liberté réelle et non simplement formelle, c'est-à-dire à la satisfaction de ses besoins et au condition matérielles de son épanouissement personnel. Par exemple Marx dira que la liberté de conscience (avoir le droit d'avoir sa religion) est une fausse liberté puisque la religion est oppressive par essence. La véritable liberté consisterait dans l'abolition de la religion, au moins au niveau de la conscience.
4. Remarque sur le problème de l'individu. La pensée de Marx est une critique de l’individualisme, si on entend par là la légitimation d’une conduite et d’une forme d’organisation sociale fondée sur l’idée que l’être humain est d’abord et avant tout une entité autonome et indépendante des autres hommes, ce qui légitime sont égoïsme. Pour Marx, au contraire, l’homme est un être sociable, intersubjectif, la vie en société est son milieu comme l’eau est celui du poisson. C’est pourquoi il ne sépare pas la conscience et la vie, l’Homme et la société. Mais cela signifie-t-il que toute dimension individuelle ou personnelle dans la vie humaine doivent être abolie ? Cela signifie-t-il le primat de la société ou de la dimension impersonnelle collective sur la vie des hommes ? Sur ce point capitale la pensée de Marx est ambiguë.
Nous pouvons dire les choses suivantes :
-
L’être humain, quelque que soit l’époque et la société, a une conscience et un corps qui l’individualise, même si cet individualité n’est pas au centre de sa pensée et de son système de valeur. Dès lors, si la critique de l’individualisme implique pour Marx une conception organique de la société (les homme sont dans la société comme les organes sont dans un corps, cad dépendant les uns des autres), alors le risque du totalitarisme est inscrit dans sa pensée.
-
Si la critique de l’individualisme est une critique non de l’individu comme tel ou des aspirations personnelles des être humains, mais seulement une critique de l’égoïsme (lorsque l’individualité de l’individu est pensée sous l’angle de l’intérêt personnel) alors la critique marxiste n’est pas porteuse en elle-même du totalitarisme. (ajoutons sur ce point que la société communiste telle que la concevait Marx était une société de coopérateurs libres, et non une société dominé par un Etat tutélaire et omnipotent comme dans la société soviétique).
BILAN : Nous savons maintenant que ce n’est pas par nature mais au sein d'une société historiquement constituée que l'homme est porté à agir et à se penser d’une façon individualiste. Nous savons aussi que la conception libérale fait un usage abusif de la notion d'individu, l'expression de la singularité n'étant pas nécessairement l’égoïsme de l’intérêt. On a donc tort de vouloir subordonner l’organisation de la vie sociale à la satisfaction des seuls intérêts de l’individu. Est-il cependant possible de concevoir et de réaliser une société qui laisserait toute sa place à l’expression de la vie individuelle sans rechercher à produire et à exacerber la rivalité des individus ? Une telle de société peut-elle exister ? Est-elle même souhaitable ? Ou bien est-elle vouée à demeurer une utopie, voire une naïveté dont il faudrait faire le deuil ?